ANDRE DU BOUCHET
André du Bouchet est
fascinant avant d’être lisible. Je l’ai lu, m'en
suis vite détournée mais sans pouvoir m’en détacher. J’y reviens.
Pourquoi ?
A cause, d’abord, plus
que des blancs, de la ponctuation, surtout dans certains de ses recueils :
pas de majuscule en début de vers. Mais aussi pas de majuscule après le point,
lui-même suivi d’un blanc. Voici une poésie qui n’est pas faite de poèmes,
rejoignant en cela celle de bien des poètes contemporains dont les recueils ne sont pas
des assemblages de poèmes mais plutôt de la poésie continue, juste ponctuée
par les différences de pages, parfois par des étoiles ou autres signes de peu
de poids. Et, plus remarquable encore, une poésie qui ne naît jamais et dont
la fin n’en est pas une. Une poésie qui désigne ou mime l’absence de
commencement et de mort abrupte. Rien ne commence, rien n’est jamais fini.
D’ailleurs, il est des points tout seuls au beau milieu d’une page et
d’une ligne. La mort, noyée dans le blanc, noyée de blancheur.
Ce n’est pas que la
destinée, le but ultime de l’œuvre soit le blanc ou le vide. Car le blanc ne
fait que remplir lui aussi un rôle de ponctuation : il ponctue le noir des
mots, l’encre du sens. Le vide et le plein s’épousent ainsi parfaitement,
comme le lien et la rupture. D’où ce paradoxe : cette poésie qui apparaît
au premier coup d’œil comme un pur éclatement sans forme, un pur éparpillement,
incarne comme nulle autre l’unité, la cohérence absolue d’une forme.
Poésie spirituelle
s’il en est.
De même, si l’on se
penche sur la signifiance, on a au premier abord une forte impression
d’abstraction : comme si le flux du sens compréhensible était rompu et
que flottaient à la surface de la page des concepts purs, détachés du concret
de la phrase et de la matière des choses, comme de celle, sonore, des mots. Des
idées à l’état brut, des concepts denses, sans le lien fluide, facile,
d’une pensée. Ou, tout au plus, une espèce de ressassement. Quoi de plus
abstrait ? En réalité, à la lumière d’une lecture plus attentive, le
poète réduit le concept à l’élémentaire ; pire, au débris. Le blanc
vient s’enchaîner au concept. L’abstraction n’est pas car le concept
existe d’abord comme matière sonore.
Ce qui le confirme,
c’est le goût, par ailleurs affirmé, d’un « contact pur et simple »
permis par la poésie. Poésie, long poème du lien, où le chaos n’est que
l’aspect le plus visible d’un cosmos caché.
Renversement, carnaval sérieux : comme si, prisonniers dans notre pensée, notre vision banale, victimes d’une fausse cohérence, d’un ordre factice - celui, figé, de la réalité - nous étions invités dans l’épaisseur d’un chaos, d’un grand désordre, pour nous décacheter les yeux. Ce désordre, quel est-il ? Un mouvement sans fin, une circulation inextinguible, qu’aucun concept ne saurait encadrer. Il est difficile ici d’ignorer ces mots du maître (spirituel) de du Bouchet, Pierre Reverdy : « Il n’y a rien de réel en soi mais un mouvement dont la perpétuelle continuité est la seule réalité. » [1] La poésie de du Bouchet ne peut exprimer cette non-réalité qu’en termes de désordre apparent pour notre pauvre regard.
A l’inverse, l’ordre apparent,
factice, devient à son tour un désordre ; derrière lequel se dessine une
cohérence supérieure, toujours à redéchiffrer dans le mouvement de la
lecture. La cohérence ne se donne jamais tout entière. La poésie se contente
de mettre en branle, de donner l’impulsion d’un lien nouveau que seul un
contact silencieux pourrait faire advenir. (Instaurer ce lien de manière à ce
qu’il perdure est une autre affaire, qui n’est pas celle de la poésie.)
Dans la pensée de du
Bouchet telle qu’elle s’écrit, il n’est pas de hiérarchie, ni de clôture :
les parenthèses bien souvent s’ouvrent sans se refermer. Que devient alors
leur rôle ? C’est assez difficile à dire. Comme pour le point, il
s’agit d’une pause, d’un temps de respiration. Plus spécifiquement, elle
affirme la fausseté de sa fonction ordinaire qui est d’ouvrir dans la phrase
- lieu où la pensée se déploie comme essentielle - un tiroir - lieu du
secondaire. Le tiroir ne s’ouvre que pour montrer qu’il n’en est pas un,
que l’ordonnance à laquelle procède le discours ne consiste pas à classer,
à trier à la manière du classicisme. Celui-ci est battu en brèche. La
parenthèse est d’ordinaire une coupure harmonieuse. Ici, elle devient une
courbe, un signe quasi graphique et, surtout, essentiellement ouvert.
La parenthèse signale l’ouverture primordiale du discours. Aucune pensée ne
peut se laisser enfermer dans le tunnel de la double parenthèse ; aussi
celle-ci aime-t-elle à demeurer unique, signe ouvert en direction d’autres
possibles du discours.
De nouveau, je cesse
d’écrire. Irritation. Du Bouchet m’irrite, et même fortement. Je m’y
casse les dents. Sûrement parce que je le lis mal. En fait, il m’oblige à
adopter, dans mon écriture, une posture semblable à la sienne, faite de pauses
et de respirations. Oui, c’est cela, il me faut respirer un bon coup. Il
m’oblige de ce fait à m’interroger constamment sur ma façon de le lire. Et
j’y suis obligée car je sens bien que sous l’apparent chaos du discours il
y a quelque chose de profondément continu et réfléchi. Il exige de moi une
profonde concentration qui me cause un vrai mal de tête. C’est de la
rocaille, son texte. Et moi, je m’essouffle.
Il me manque la respiration pour éviter ou l’oppression ou le vertige. Il ne
faut pas la lire, cette poésie, mais la méditer. Jusqu’à rétablir le calme
de l’esprit.
Cette poésie : une
démarche lente, exigeante, qui toujours revient sur ses pas pour se réorienter
mais sans jamais perdre le fil. C’est une poésie sans cassure. Je n’y
comprends rien, certes, ou peu de chose, mais au moins m’aide-t-elle à lire
et à écrire. Elle me stimule exactement comme l’air frais-vif des crêtes de
montagne. Elle m’enseigne un certain usage du langage. Comme flèche, élan
modeste, en repentir. Elle me plonge en poésie. M’immerge dedans. La question
pour moi n’est jamais : comment entrer chez du Bouchet mais comment en
sortir ? Et c’est très exactement ce qui me plaît en lui. Avec lui, en
compagnie de ses paroles écrites, je peux - et dois - écrire à l’infini.
Pour méditer sur l’infini, qui est peut-être notre seule condition.
S’il me semble que la
poésie de du Bouchet est réellement novatrice, ce n’est donc sûrement pas
en vertu de l’excentricité de sa forme. C’est seulement dans la mesure où
sa forme est en parfait accord avec sa pensée novatrice. Une pensée, tout à
la fois, de l’infini et du lien. Pensée de l’Un, si l’on veut, au cas où
l’on entend par ce mot l’idée de cohérence, d’interdépendance :
corps/esprit, matière/pensée, univers/conscience, mot/idée, infini/finitude,
vie/mort, action/pensée, ouverture/clôture, vide/plein, réel/irréel, poème/poésie,
etc.
Si on veut l’appréhender
véritablement, on doit l’aborder en tant qu’écriture, geste, marche,
respiration. La pensée ne se désolidarise jamais de l’acte qui la produit.
Le lecteur ne doit pas s’arrêter ou alors, s’il le fait, c’est seulement
en suspens, dans la conscience du flux inaltérable.
Il me semble aussi que cette poésie se distingue du surréalisme en ce qu’elle rétablit avec force une ponctuation. Or, la volatilisation de celle-ci menace toujours d’entraîner avec elle la fragmentation, le désordre, le chaos absolu. (L’écriture automatique ou apparentée comporte ce danger.) De la part de du Bouchet, rien de tel. S’il la rétablit, c’est au contraire en vertu d’une vigilance de la pensée.
Mais cette vigilance n’est pas pour autant assimilable à celle
qui caractérise la pensée classique : du Bouchet rétablit la
ponctuation, mais, geste remarquable, sans restaurer sa fonction traditionnelle ;
il ouvre une troisième voie, voie du milieu si l’on veut : la
ponctuation balise désormais un espace à la fois non-grillagé et non-en
friche. Elle ne sert plus à clôturer le discours mais elle veille pour le
jalonner de repères, de lieux où se poser ; où la pensée un instant
peut prendre forme avant de se déformer à nouveau pour progresser. Comme si la
ponctuation devenait par elle-même signifiante - de cette signifiance
profuse, indéterminable, qui caractérise aussi les mots en poésie : le point
désigne ainsi la fin toujours dépassable (du texte ou du réel), la mort
omniprésente mais non définitive.
La forme, telle
qu’elle est pratiquée par du Bouchet, n’est donc en rien gratuite :
elle obéit à la nécessité d’un certain geste, qui rend l’univers à son
ambiguïté profonde, irréductible aux cadres de la réalité que nos sens et
notre pensée quotidienne nous livrent et que nous consommons passivement. La poésie
de du Bouchet est une vigilance en promenade.
[1] Cité par François Chapon dans sa Préface à Main d’œuvre de Reverdy, Gallimard, 2000, p. XVI.
Né à Paris en 1924, mort en 2001, André du Bouchet est le précurseur de ce qu'on appellera plus tard "poésie blanche". (Il publie en 1956 un recueil intitulé Le Moteur blanc). Il a fondé, notamment avec Yves Bonnefoy et Jacques Dupin, la revue L'Ephémère. Il a aussi été critique d'art et traducteur.
Sa poésie - faite de fulgurance, d'éclats et de blancs - traduit un sentiment tragique de l'existence tout en cherchant à atteindre une forme d'absolu. Les éléments naturels qu'il convoque constamment dans ses poèmes sont la terre et l'air. A certains égards, il peut être considéré comme l'un des héritiers de René Char.
André du Bouchet est décédé le 19 avril 2001, à Truinas dans la Drôme, à l'âge de soixante-seize ans.
1) Par André du Bouchet :
a)
Au
Mercure de France
Ou le soleil.
Qui n'est pas tourné vers nous.
Ici en deux.
... Désaccordée comme par de la neige.
Axiales.
Poèmes et proses.
Poèmes.
Poèmes de Paul Celan.
Voyage en Arménie de Mandelstam.
La
Tempête de Shakespeare
L’Emportement
du muet
b)
Chez
Fata Morgana
Air
suivi de défets 1950-1953
Laisses.
L'incohérence.
Rapides.
Peinture
Aujourd'hui c'est.
Une tache.
Matière
Carnet
(l et 2)
Pourquoi
si calmes
D'un trait qui figure et défigure.
Annotations sur l'espace non datées.
c) Chez d'autres éditeurs :
De plusieurs déchirements, éditions Unes
Dans la chaleur
vacante suivi de Ou le soleil,
L'ajour, Poésie-Gallimard.
Alberto Giacometti — dessin, éditions
Maeght
2) Quelques études sur l'oeuvre d'André du Bouchet :
P. Chappuis, André du Bouchet, Seghers "Poètes d'aujourd'hui", 1979.
M. Collot, "A. du Bouchet et le pouvoir du fond", dans L'Horizon fabuleux, tome II, José Corti, 1988.
J. Depreux, A. du Bouchet ou la parole traversée, Seyssel, Champ vallon "Champ poétique", 1988.
J-P Richard, "André du Bouchet", Onze études sur la poésie moderne, Paris, Le Seuil, 1964.
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