PRESENTATION DE MON TRAVAIL DE RECHERCHE SUR LA POESIE
A TRAVERS COLETTE ET SUPERVIELLE
 

Le goût des mots, lorsqu'il naît très tôt, est souvent tenace. La précocité, dans ce domaine, est une dimension essentielle, comme nous le laisse entendre Colette dans cet extrait de La Maison de Claudine : Le mot “presbytère” venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d'y faire des ravages. [...] Loin de moi l'idée de demander à l'un de mes parents : “Qu'est-ce que c'est, un presbytère ?” J'avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d'un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe... Enrichie d'un secret et d'un doute, je dormais avec le mot et je l'emportais sur mon mur. Et la jeune Colette , n'obéissant qu'à son bon plaisir en la matière, enveloppe de significations fantaisistes ce mot précieux qu'elle a recueilli tel un talisman : c'est ainsi que le presbytère devient un “anathème”, puis “le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir”.

 

Le malheur est que cette utilisation singulière du langage est soumise au péril le plus grand lorsqu'elle se mêle, chose inévitable, à l'usage si maîtrisé, si compétent, qu'en font les adultes ; la petite Colette ne manqua pas d'en faire les frais puisqu'il lui fallut apprendre le véritable sens du terme “presbytère”, c'est-à-dire la signification qui établissait entre le signe et le monde un rapport univoque et figé. Elle dut aussi subir cette remontrance parfaitement raisonnable et bien peu compréhensive : “Je me demande si cette enfant a tout son bon sens...” Qu'on me pardonne de m'étendre sur un épisode assez connu. Il m'importait cependant de relier avec force la notion de poésie aux vertus de l'enfance. Proposition certes peu originale, mais qui méritait d'être rappelée dans la mesure où elle est pour une part la clef de mes choix littéraires. Si Colette, en effet, a retenu mon attention lorsque j'ai commencé ma maîtrise, c'est parce que, plus qu'aucun autre, peut-être, elle ne concevait pas la poésie sans la naïveté qui est propre à l'esprit d'enfance.

 

Encore ne suffit-il pas d'avoir prononcé ces mots - enfance et naïveté - pour établir une définition de la poésie. En quoi la naïveté peut-elle se révéler poétique ? Colette elle-même, à demi-mot, nous renseigne utilement et joliment sur ce point : “Enrichie d'un secret et d'un doute”, écrit-elle à propos de la fillette qu'elle fut et qui recueillait les mots un peu comme on héberge des animaux mal domestiqués. Cette manière d'oxymore rencontrée sous sa plume est révélatrice du paradoxe sur lequel, à mes yeux, s'établit la poésie : en s' enrichissant d'un mot qui lui est inconnu, l'enfant fonde curieusement son recours au langage sur le mutisme (“un secret”) et l' incertitude (“un doute”)... Autrement dit, le geste naïf - il s'agit bien d'un geste - qu'accomplit la fillette dans son usage du mot “presbytère” ne conçoit pas l'enrichissement qu'il engendre sans la conscience très aiguë d'un manque profond, d'une pauvreté fondamentale.

 

C'est ce sens de la perte que je voudrais expliciter ; la jeune Colette en est tellement consciente qu'elle affuble le mot “presbytère” d'une signification flottante, indécise : de l'anathème au nom de l'escargot, il est un abîme de sens que l'enfant n'hésite pas à franchir. Non pour le combler, mais au contraire pour mettre à jour cette béance essentielle qui sévit au coeur du mot, son bien précieux. De cette béance, Colette adulte nous parle encore, lorsqu'elle évoque avec nostalgie le paradis perdu de sa maison natale, dans le premier chapitre du même ouvrage : à peine a-t-elle amorcé son évocation de la demeure de Saint-Sauveur qu'elle inscrit sur sa page cette fausse interrogation : “Le reste vaut-il que je le peigne, à l'aide de pauvres mots ?” Et la description de s'abîmer aussitôt dans une syntaxe désormais négative et lacunaire jusqu'au terme de son paragraphe, l'un des plus beaux, des plus poétiques au sens où je l'entends, de ce chapitre. Je ne résiste pas au plaisir d'en citer les dernières lignes : [...] ces lilas massifs dont la fleur compacte, bleue dans l'ombre, pourpre au soleil, pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance, ces lilas morts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi vers la lumière, ni le terrifiant clair de lune, - argent, plomb gris, mercure, facettes d'améthystes coupantes, blessants saphirs aigus, - qui dépendaient de certaine vitre bleue, dans le kiosque au fond du jardin. Ne nous fions pas à l'apparente opposition que nous pourrions être tentés de dresser entre ces lignes graves et nostalgiques de l'adulte et la rêverie langagière insouciante et ludique de l'enfant. Il existe en réalité une parenté profonde entre ces deux attitudes face aux mots. D'un côté comme de l'autre, il y a usage poétique du langage, c'est-à-dire mise à profit des lacunes dont celui-ci est troué : l'attribution enfantine d'un sens flottant au nom du presbytère annonce le recours de l'adulte à l'oxymore (“étouffée par sa propre exubérance”), à la négation et à l'énumération. Celle-ci constitue l'apogée paradoxal de la phrase en brisant la syntaxe et en faisant du souvenir ainsi transcrit un objet incommunicable : le clair de lune tant regretté voit ses facettes se démultiplier sous la plume de Colette et les mots qui tentent de le cerner font éclater le discours à force de proliférer ; comme si le langage, lui aussi, en venait à étouffer son sens par sa propre exubérance... Sa vitalité, sa fécondité ne devaient-elles pas se payer de ce prix ? Ainsi en est-il de la prose de Colette : elle a gardé l'empreinte d'une naïveté aussi fertile que le jardin de son enfance. Elle a su me séduire par ce langage dont la profusion n'a vocation qu'à manifester le vide qui nous sépare d'un univers tout à la fois convoité et inaccessible. Une écriture qui, par son abondance même, cherche à affaiblir l'emprise de la signification, dans la mesure où celle-ci est au service d'une simplification abusive de notre rapport à l'univers. Si le geste d'écrire de Colette m'est apparu poétique, c'est qu'il transformait notre code verbal réducteur et passif en une pratique langagière active et toujours soucieuse de conserver à notre relation au monde la plus grande complexité, la plus grande richesse possibles ; celles-là mêmes que l'enfant, dans son immense naïveté, entretient et fait germer d'une manière toute naturelle au jardin de ses mots. C'est là ce que souligne Michel Leiris dans ces lignes importantes, extraites de Biffures : [...] quand on n'est pas encore initié au grand mystère de la lecture ou que, novice encore, on vient à peine de le pénétrer, les mots - appréhendés par la seule audition - se présentent sous d'étranges figures qu'on aura peine à reconnaître lorsqu'on les verra, en noir sur blanc, écrits. Que de monstres oraux se trouvent ainsi forgés ! Voilà que le rapport au monde s'épaissit, s'enrichit des phantasmes propres à l'enfance : la raison paraît bien faible, qui grillage l'univers de concepts, face à la puissance démesurée de l'imaginaire enfantin, apanage de l'ignorance la plus vaste et, par conséquent, la plus ouverte. La naïveté poétique se porte garante d'un extraordinaire éveil de l'esprit. Dans son obstination à confondre signifié et signifiant, imaginaire et sens de la réalité, et à traiter le mot comme une chose, elle empêche la conscience de diviser, de séparer. Elle favorise la perception du tout et des possibles de l'esprit face à ce tout. Elle reconnaît, répétons-le, l'infinie complexité du monde, elle-même indissociable du tissu inextricable de notre expérience individuelle. Sous la plume du poète se recompose alors un univers mouvant, riche d'échos insaisissables et intransmissibles au lecteur, comme cette musique nègre que Leiris se rappelle avoir entendue, mais qu'il ne peut se remémorer que “très confusément” : [...] j'aligne des phrases, j'accumule des mots et des figures de langage, mais dans chacun de ces pièges, ce qui se prend, c'est toujours l'ombre et non la proie. [...] peu importe, tout compte fait, le but conventionnel que je m'assigne. Car la chasse que je fais, je la fais toujours au présent. De tout cela, elle est sans doute la seule chose émouvante et c'est, probablement, cette course tendue qui, devenue son propre objet, constitue, dans la crispation du geste d'écrire comme dans la détente du rêve, cette suite étrange de vibrations sonores dont la perception vague me fascine. L'objet poursuivi par celui qui a su garder l'esprit de naïveté est toujours manquant, perdu. Non de cette perte occasionnelle, circonstancielle sur laquelle parfois trébuche notre mémoire, mais d'une perte fondamentale et vitale pour l'écriture poétique. Celle qui rendra possible son infinie recherche, son mouvement perpétuel. Le hasard a voulu que je découvre en même temps Colette et Leiris. Si la lecture de leur oeuvre m'a touchée, c'est que tous deux me renvoyaient à une expérience ancienne que tout le monde a pu vivre d'une manière ou d'une autre : celle d'un informulable, d'une forme d'absolu tapi au fond de nous-mêmes, qui nous est un lieu de ressourcement en ce qu'il nous rend le monde inépuisable et que, pour ma part, je m'efforçais de capturer, par exemple, sous le travestissement d'un air fredonné dans mon enfance. Vaine tentative : le charme magique suscité par cette petite mélodie était en effet voué à l'éphémère ; je devais me contenter d'en égrener quelques notes ; juste l'effleurer, surtout ne pas chercher à me l'approprier car l'enchantement, dans ce cas, se brisait aussitôt. Mon goût pour la poésie s'est sans doute alimenté à cette source étrange, à cette expérience intime, dépourvue de toute forme poétique (car cette mélodie n'était pas une oeuvre d'art, elle ne formait que le réceptacle accidentel de l'ineffable qui m'attirait) et pour une part désespérante... Pour que la poésie me devienne plus concrète, il me fallait rencontrer ceux qui la pratiquent dans leur recours au langage. Les deux écrivains que j'ai nommés ont été de ceux-là (ils ne furent naturellement pas les seuls). Aussi aurais-je peut-être pu choisir Michel Leiris. Colette, cependant, me séduisait davantage par une syntaxe moins tourmentée et une réflexion moins ardue, plus diffuse. De plus, il n'était pas, chez Leiris, suffisamment question de la nature . Or, la poésie est pour moi liée par excellence à l'appréhension de la nature, en partie parce qu'il s'agit d'un univers par essence non défriché par le langage usuel des hommes. Mais l'oeuvre de Colette devait, au terme de mon travail de maîtrise, me laisser quelque insatisfaction. Etait-ce parce que cet écrivain se limitait trop à une recherche obstinée de son propre passé et qu'elle circonscrivait son champ d'exploration à la terre - en tous les sens de ce terme ? Au fond, je rêvais d'une évasion plus large. Le ciel et l'au-delà, qui intéressaient peu Colette, me manquaient. Je voulais que soient franchies dans l'espace de ma lecture les simples frontières de l'existence. J'avais besoin - et le mot m'est venu, je crois, tout de suite à l'esprit - d'une quête plus métaphysique . Non pas de cette métaphysique des philosophes qui tapissent le ciel d'un réseau de concepts. Ce mot exigeait naturellement d'être redéfini. Par ailleurs, je ressentais un autre besoin, tout aussi impérieux : celui de rencontrer un poète, un vrai. Non que la prose n'ait pu, dans mon esprit, être tout aussi poétique qu'un poème, bien au contraire : la mise en évidence d'une spécificité du langage poétique n'impliquait pas pour moi cette délimitation. Mais je désirais, pour des raisons purement subjectives, entrer dans l'espace langagier le plus libre possible, délivré de la cohérence narrative. Comme si, dans un recueil de poèmes, les lacunes propres à toute poésie ne cherchaient plus à se dissimuler. Il n'a pas manqué de poètes que je sois susceptible de choisir ; parmi les auteurs que j'aimais, il y avait René Char, Yves Bonnefoy, Saint-John Perse, Paul Eluard, Henri Michaux... Mais aucun d'entre eux n'avait le pouvoir de se détacher suffisamment des autres pour emporter chez moi une adhésion sans faille. (Je n'ai découvert que beaucoup plus tard René-Guy Cadou, puis Philippe Jaccottet, qui auraient pu tous deux être l'objet de mon choix.) Curieusement, ce n'est pas un poème qui m'a permis d'élire un poète ; c'est un conte. Rencontre des plus fortuites : nous nous approchions du 25 décembre ; je lisais un recueil de contes écrits pour la circonstance. Parmi ces récits, il en est un qui m'a happée si fortement qu'au terme de cette simple lecture, j'ai su que j'avais trouvé l'auteur que je recherchais : Jules Supervielle. Le conte s'intitulait Le Boeuf et l'âne de la crèche . Rencontre surprenante ; car elle me conduisait à un véritable revirement : mes deux précédents contacts avec l'oeuvre de cet écrivain m'avaient en effet conduite à détester celui-ci et à le reléguer au rang des auteurs inintéressants. (Il faut préciser que mes lectures m'avaient alors trouvée beaucoup trop jeune.) Etrange revirement, donc, que celui qui a décidé de mon retour vers son oeuvre. Il y fallait toute la force d'une poésie constamment affleurante à la surface d'un récit qui m'ouvrait un véritable univers. A la suite de cette rencontre, je me suis longuement interrogée sur la puissance et l'évidence d'une telle attirance. Encore à présent, il m'est bien difficile de l'expliquer. Je suis tentée, pour essayer de le faire, de citer ce tout petit passage, qui contient la quintessence du pouvoir poétique que ce conte a pu exercer sur moi : Le boeuf et l'âne sont allés brouter jusqu'à la nuit. Alors que les pierres mettent d'habitude si longtemps à comprendre, il y en avait déjà beaucoup dans les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger changement de couleur et de forme, les avertit qu'il était au courant. Qu'ai-je trouvé, dans ces quelques lignes et tant d'autres de ce récit, qui ait pu ébranler à ce point ma sensibilité ? J'y ai reconnu à coup sûr cette naïveté, à mes yeux essentielle, dont j'ai parlé plus haut. En faisant du boeuf le héros de son récit, Supervielle plaçait la conscience poétique du côté de l' ignorance . Quant au Christ nouveau-né, il ne semblait pas disposer de la Révélation d'une manière très lucide : c'est seulement “derrière le sommeil”, écrivait encore Supervielle, que l'ange allait pouvoir lui enseigner ou lui demander quelque chose... De cette Révélation, nous n'allions du reste rien apprendre. Le dogme chrétien s'estompait derrière la seule foi qui paraissait ici s'exprimer : la foi en la poésie. N'était -ce pas cette sorte de foi qui gagnait jusqu'aux êtres les plus opaques qui puissent exister : les pierres ? Le monde soudain avait perdu ses contours usuels ; la porte de la crèche était comme le seuil tangible d'une entrée en poésie. Joseph avait dit ceci : - C'est merveilleux [...]. Il est minuit, et c'est le jour. Et il y a trois soleils au lieu d'un. Mais ils cherchent à se joindre. Le dogme de la Trinité se faisait en l'occurrence bien incertain, lui dont la signification vacillait pour basculer dans le merveilleux des contes enfantins, mais qui se distinguait de ceux-ci par une plus grande gravité ou profondeur. Un peu comme chez Saint-John Perse, le monde selon Supervielle recelait un sacré qui n'était pas celui des religions révélées. Sa poésie était une célébration de l'univers, une manière purement verbale de le réconcilier avec celui-ci, une religion de remplacement , en somme, ainsi qu'il l'écrivait dans l'un de ses articles. Une nouvelle métaphysique. Egalement susceptible d'expliquer mon attrait pour ce conte, l'extrême simplicité de la syntaxe et du lexique épousait le plus intense des merveilleux. Paradoxe, là encore : l'étrange circulait dans les voies du familier. Mais finalement, à tenter d'expliquer mon attirance pour ce récit, je n'ai rien éclairé quant à la profonde singularité de ma rencontre avec lui. Il est une raison à cette insuffisance : être ému par un texte poétique, c'est toucher du doigt un indicible. La lecture, lorsqu'elle est poignante, ne se situe plus dans l'ordre de la compréhension, mais, comme l'écrit Pierre Klossowski, dans celui de la complicité. Introduite dans l'univers de Supervielle, je me sentais simultanément tout à fait chez moi et tout à fait ailleurs : à la fois dépaysée, entrée dans l'altérité d'une parole étrangère à la mienne, au sens où Jean Rousset pense cette entrée (l'oeuvre à ses yeux est un ordre radicalement nouveau, qui abolit celui où le lecteur se mouvait jusqu'alors) et, dans le même temps, entrée en concordance... Comme si s'était révélée une insolite proximité entre nos deux mondes phantasmatiques. Proximité naturellement informulable, puisque le phantasme n'existe que dans la dissimulation. Alors qu'il m'est plus aisé d'exprimer ce qui me gêne chez tel ou tel auteur (par exemple, une certaine grandiloquence chez Saint-John Perse, ou la sécheresse abrupte, agressive, d'un Michaux...), il me semble impossible de rendre vraiment compte d'une affinité profonde. Cette difficulté n'ôte rien à la puissance de l'attrait, bien au contraire. Après m'être procuré Gravitations , Le Forçat innocent , La Fable du monde et Oublieuse mémoire de Jules Supervielle, j'ai compris que mon intuition ne m'avait pas trompée : mon choix était définitif. Il me restait à trouver un sujet et une méthode. Mon D.E.A. s'est intitulé : “La parole et le silence dans l'oeuvre poétique de Jules Supervielle”. Ma problématique souffrait d'être encore un peu confuse ; elle a cherché à se prolonger et à se préciser plus tard, lorsque j'ai commencé ma thèse, sous ce titre provisoire : “Opacité et transparence dans l'oeuvre poétique de Jules Supervielle”. L'objet de mes préoccupations était la révélation poétique : l'effet produit par un poème tient en un sens du dévoilement ; et pourtant, le jour ne se lève jamais vraiment sur un poème, comme le suggèrent ces vers du Forçat innocent : Une voix tombe d'un nuage / Disant :“J'arrive à l'instant”, / Mais le nuage prend le large. / Nul n'en descend. Le poème est à l'image de ce nuage, de ce “cargo muet”, écrit encore Supervielle, qui traverse notre espace mental en cachant de la nuit dans ses soutes. Et le poète n'est qu'un “passant obscurci”, impuissant à nous délivrer ses papiers d'identité et à nous ouvrir son texte comme il décachetterait une enveloppe ou briserait une coquille afin d'en livrer le message, la substance nutritive. Le poème n'apaise pas notre faim de lecteur ; il attise toujours davantage notre convoitise. Il nous faut accepter que la révélation demeure obscure, que le texte reste enclos dans une forme d'opacité qui, sans être hermétique, nous interdit de séparer l'écorce des mots des sens qu'ils contiennent. Par la suite, l'intitulé de mon travail s'est peu à peu modifié sans pour autant radicalement se transformer : devenu “L'imaginaire du voile dans l'oeuvre poétique de Jules Supervielle”, il présentait l'avantage de proposer une image plus concrète et s'était simplifié. Une simplification qui correspondait à une meilleure prise de conscience de la direction qu'adoptait ma recherche. Tout ce que j'ai exposé plus haut à propos de Colette n'était qu'instinctif au moment où je travaillais ma maîtrise et n'a pu être formulé clairement que d'une manière rétrospective : c'est mon travail sur Supervielle et les lectures qui l'ont accompagné qui ont permis cette élaboration d'une conception moins intuitive - oserai-je dire plus conceptuelle ? - de la poésie. Découvrant Supervielle , approfondissant la lecture de son oeuvre, j'ai peu à peu réalisé combien la poésie relevait pour moi d'une approche mélancolique de l'univers. L'adjectif mélancolique étant ici totalement étranger au registre de la tristesse et signifiant en l'occurrence : fondée sur la perte perpétuelle de son objet . Cette épreuve consentie de la perte était, bien plus encore que chez Colette, omniprésente dans ces textes, notamment à cause d'une symbolique obsessionnelle de la mort. Aussi la question fondamentale de mon enquête s'est-elle progressivement levée sur les décombres de mes innombrables tâtonnements pour donner le jour à mon titre définitif : c'était celle de la relation unissant la poésie à la connaissance. Que pouvait bien donner à connaître la poésie ? Etait-on, dans ce domaine, autorisé à parler d'une connaissance ? Et à quelles conditions ? Inversement, si la poésie n'offrait pas une connaissance, de quelle utilité pouvait-elle être ? Je touchais peut-être ici la question qui m'importait le plus et que j'ai soulevée dans ma conclusion : cette poésie, qui prenait tant de place dans ma vie, était-elle utile ? Pouvait-elle se mesurer à d'autres formes d'appréhension du monde ? Ou leur être complémentaire ? Et finalement, comment pouvait-on définir la poésie, saisir son essence ? Autant d'interrogations qui avaient germé en moi depuis bien longtemps de manière souterraine et qui, au contact de l'oeuvre de Supervielle, commençaient à éclore en se greffant sur la question centrale de la connaissance. Curieuse connaissance, assurément, si connaissance il y avait. Le poète évoluait à son aise dans “les champs de vertige / Où l'herbe n'est plus l'herbe et doute sur sa tige.” Ces vers d' Oublieuse mémoire , quelque peu baudelairiens dans l'âme, nous parlent-ils encore du monde, eux qui inscrivent le doute en l'être qui cherche à contempler sa propre image ? L'herbe qui doute d'être encore de l'herbe s'évade hors de nos dénominations communes, elle dédaigne notre manie de faire du sens une proie trop facile. La poésie de Supervielle est soeur de cette mémoire oublieuse qui d'une branche fait un oiseau, et d'un museau une abeille... C'est pourquoi j'ai estimé nécessaire que le nom de l' oubli , cette faculté de poète tout à la fois paradoxale et capitale, apparaisse au premier plan dans mon titre définitif. A l'expression bien connue : “Oublieuse mémoire”, j'ai préféré un autre oxymore de Supervielle : le “soleil d'oubli”, moins souvent cité et, me semble-t-il, plus puissant sur le plan poétique. Dans le titre que j'ai choisi, Sous le “soleil d'oubli” , la préposition a son importance : il me fallait suggérer à quel point l'oeuvre entière du poète baignait dans le clair-obscur d'une révélation sans cesse retenue, éprise des seuils et des silences ; sa luminosité ne pouvant s'épancher que par la grâce d'une source des plus obscures : l'oubli. “Mais avec tant d'oubli comment faire une rose”, se demande justement Supervielle... Sous le “soleil d'oubli”, quelque fruit de connaissance pourra-t-il s'épanouir ? Oui, mais sans se livrer : un “secret” demeurant “au bord des lèvres”, comme le précise le poète dans un texte justement intitulé “Hermétisme”. Une connaissance paradoxale peut advenir, mais qui se garde d'emprisonner son objet. “Saisir”, oui, nous dit un poème essentiel du Forçat innocent , mais aussi, dans le même mouvement, “ouvrir les mains”... Supervielle rejoint ainsi, à sa manière propre, tout ce grand courant de la poésie moderne qui, depuis Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, conçoit la poésie non comme le réceptacle décoratif de vérités qui lui préexisteraient mais comme une recherche à part entière et parfaitement singulière, une quête inachevable.

Inspiré par le “soleil d'oubli”, Supervielle laisse sourdre en lui-même l'activité de ses propres phantasmes. Il ne cherche pas à se souvenir, car la remémoration est une pratique réductrice. Il préfère favoriser le travail inconscient de l'image qui, tout en bénéficiant de l'aide subalterne du concept, se glisse dans l'objet de la connaissance comme un fluide, sans l'appauvrir ou l'abîmer, en le laissant à son irréductible profusion sémantique. Une nouvelle difficulté naissait cependant, qui me posait la question de la méthode : si la poésie consistait à ne pas s'emparer de l'objet désiré, autrement dit si la convoitise du poète conservait toujours une dimension désespérée , dans la mesure où elle était conjointement vouée à l'infini et à l'indéfini, que serait donc la lecture critique ? Il m'a semblé que le respect de la connaissance pratiquée par Supervielle m'obligeait à m'adonner moi-même à une autre forme de connaissance critique ; puisque l'oeuvre se révélait inépuisable, sa découverte s'apparentait à une aventure sans dénouement possible - au sens premier de ce mot. Il me fallait renoncer à en dénouer les énigmes, faute de quoi je risquais de manquer l'essentiel de cette démarche spécifique. C'est pourquoi aucune des disciplines susceptibles d'être adoptées dans le domaine littéraire - du structuralisme à la psychanalyse en passant par la linguistique ou la sociologie - ne pouvait m'être de quelque secours. Nulle grille d'interprétation n'était apte à rendre compte de l'univers symbolique - au sens où Maurice Blanchot emploie cet adjectif - dans lequel j'étais entrée. Ma lecture se voulait moins déchiffrement des textes qu'échange avec ceux-ci. J'ai moins cherché à décrypter un message qu'à prolonger une chaîne de sympathie langagière dont Supervielle rêvait qu'elle devînt universelle. Pour cette raison, j'ai souhaité écarter le plus qu'il m'était possible les intermédiaires de toutes sortes. Me sont restés néanmoins quelques guides, qui m'ont aidée à mieux cerner ce qu'était pour moi la poésie et, par là même, ma tâche de lectrice : Roland Barthes a été le premier d'entre eux, chronologiquement parlant, par sa conception d'un langage poétique fondé sur la verticalité du Mot, par opposition à l'horizontalité idéologique du langage littéraire classique. Maurice Blanchot l'a suivi, lui pour qui le symbole, contrairement à l'allégorie, se place du côté du silence de l'écriture, de la profusion non disponible du sens. Je pourrais leur adjoindre les noms de quelques philosophes - Gilles Deleuze, par exemple - inspirés par la pensée nietzschéenne et, par là même, attentifs au pouvoir indéfiniment métamorphosant d'un langage poétique conscient de la précarité de notre connaissance. D'autres noms figurent encore dans mon introduction. Je ne m'étendrai pas ici sur ces auteurs. Non que je sous-estime l'influence qu'ils ont fait subir à mon travail. Mais je tiens à insister présentement sur le souci que j'ai eu - et qui m'a semblé être également celui de Supervielle - de rejeter toute espèce de systématisation. J'ai commencé cet exposé en soulignant l'importance de la naïveté - cette vertu essentielle de poète. J'y reviens pour conclure mon propos : cette même naïveté, je la revendique dans ma propre lecture. Laquelle a préféré élébrer les résistances d'un texte plutôt que de chercher à les réduire. J'ai simplement désiré créer sur ma propre page l'espace d'une rencontre avec une oeuvre singulière. Pour cela, je devais m'inspirer à mon tour de cette poétique mélancolique que j'avais trouvée si solidement ancrée dans les textes de Supervielle : me délivrer des catégories que me fournissait une logique fondée sur le principe de contradiction ; glisser ma propre plume dans l'indécision de l'oxymore ; essayer d'apprendre à écrire à mon tour, afin de faire résonner l'accord profond que j'éprouvais à la lecture de cette oeuvre poétique ; rendre, en somme, ma lecture solidaire d'une écriture. Il importe assez peu que j'aie ou non réussi à pratiquer ce geste d'écrire. Bien plus fécond à mes yeux est le fait que j'ai tenté d'emprunter les voies du seul véritable contact que l'on puisse à mon sens établir avec un poète : il s'agit moins d'écrire à son propos qu' en sa compagnie fraternelle.

   
 
 
 

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