TEMOIGNAGE PERSONNEL

J'ai rencontré Jean alors que je passais ma licence à l'université de Lille III. Les choses étaient alors compliquées pour moi : je repassais le concours de l'Ecole Normale Supérieure, auquel j'avais été déjà admissible ; je suivais donc les cours de Khâgne et je cherchais à obtenir mes « équivalences » à la Fac, comme on les appelait. De plus, j'étais écrasée de travail, comme le sont tous les "khâgneux" soucieux de réussir, et, de surcroît, bien peu épanouie.

Tout cela pour expliquer que j'aie débarqué un jour de juin, peut-être, à l'université de Lille III pour passer un oral de licence : je suis arrivée le mauvais jour (je devais normalement passer la veille), à la mauvaise heure : il était midi, les examens étaient terminés. J'ai cependant avisé un homme dans son bureau, qui se préparait à partir. Sur sa porte, une petite pancarte : « Jean Decottignies ». Je lui ai expliqué que je n'avais pas pu suivre ses cours parce que j'étais en classes préparatoires et que j'avais lu un seul livre du programme – au titre éminemment représentatif de ma situation : Détruire, dit-elle de Marguerite Duras. S'il voulait bien, ajoutai-je, m'interroger sur ce livre-là, je lui en serais reconnaissante. De toute façon, je n'avais pas le choix : c'était ce livre ou rien. Je précisai encore que je n'avais même pas assisté à son cours sur ce livre mais que je m'étais fait faire une photocopie des notes prises par une autre étudiante…

Trop, c'était trop. Jean était très en colère face à ce qu'il prenait pour de l'insouciance et de la paresse. Néanmoins, par un de ces mystères qu'aujourd'hui encore je ne peux expliquer que par sa bienveillance naturelle, il a consenti à me faire passer mon oral, sur le livre que je lui avais imposé et il m'a même (« pendant qu'on y est », a-t-il dit) laissée choisir mon sujet parmi ceux qu'il avait préparés !

C'était un sujet sur le couple. J'ai préparé puis présenté mon petit exposé, un peu tremblante de mon audace. Je me souviens qu'il m'a écoutée attentivement. A la fin de l'entretien, il m'a dit : « Vous avez du talent. » Puis, sans transition, il s'est lancé dans une nouvelle série de reproches sur mon attitude inqualifiable...

Il m'a avoué plus tard qu'il aurait aimé m'infliger une note lamentable mais qu'il n'avait pas pu le faire à cause de la qualité de mon exposé. J'ai senti très vite son honnêteté intellectuelle et morale.

Un an plus tard, je devais me choisir un directeur de maîtrise. J'ai tout de suite pensé à lui, malgré notre orageuse première rencontre. Je crois que c'est cette honnêteté, en même temps que sa reconnaissance de mes capacités, qui m'a poussée à lui téléphoner. « Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi… » Je n'ai pas eu besoin de lui rappeler toute l'histoire : quelques mots ont suffi. « Ah oui, je me souviens très bien de vous ! C'était honteux, inadmissible. Qu'est-ce que vous attendez de moi ? »

Jean était ainsi : paradoxal comme le geste poétique qu'il éclairait passionnément dans ses livres. Dur, parfois, mais fondamentalement accueillant. Je lui ai dit que je voulais travailler sur l'oeuvre de Colette. Il a fait la grimace. « Pourquoi pas celle d'un écrivain comme Le Clézio ? » Mais j'étais entêtée. C'était Colette ou rien. Curieusement, il a accepté de diriger mon travail.

Sa manière de diriger m'a été très précieuse ; il était intraitable, examinait le moindre mot, n'a pas hésité à me lancer un jour un : « Vous ne savez pas écrire. », qui avait utilement blessé mon orgueil de brillante littéraire… C'était bien la première fois qu'on osait me dire une chose pareille ! Une autre fois, il m'a dit : « Avouez que c'est du travail bâclé. » Le problème était que je ne bâclais pas du tout… Heureusement, je ne me décourageais jamais et je m'appuyais sur ces critiques acérées pour progresser, pour « apprendre le métier », comme il disait. Quand j'étais petite, aussi loin que je me souvienne, je n'avais qu'un seul rêve professionnel : devenir écrivain. Ces mots de Jean, « apprendre le métier », ont été pour moi la première fenêtre ouverte sur la réalisation de ce désir. A la fin de cette année de maîtrise sur les jardins de Colette, il est parti aux Etats-Unis. Quand il est revenu, il a lu, très attentivement, comme toujours, ce que j'avais produit pendant ce temps-là. Et il m'a dit : « C'est curieux, vous êtes meilleure quand je ne suis pas là… » En plus de l'honnêteté, il témoignait d'une foncière modestie, même si, par ailleurs, il était très conscient de sa valeur.

Il n'a pas souhaité dirigé mon travail de DEA parce que je voulais travailler sur la poésie de Supervielle. C'était un autre paradoxe chez lui : il ne parlait que de poésie mais le genre poétique ne l'attirait guère. La poésie pour lui était un acte de langage, un geste d'écriture qui faisait éclater nos catégories conceptuelles, mais sûrement pas un cadre… Il a tout de même co-dirigé mon travail, mais en laissant à un autre directeur le soin de me suivre. Cela ne m'a pas convenu, notamment parce que son œil vigilant et impitoyable me manquait.

Surtout, ce que j'appréciais chez lui, c'était son refus de toute théorie, de toute grille de lecture. Par là, il se situait en marge de la communauté universitaire. « Certains collègues me traitent de fou », me confiait-il. Tout en appréciant cette "folie" pour l'espace de liberté qu'elle me laissait, j'ai eu pour ma part bien du mal à en comprendre la légitimité. Au point qu'un nouvel orage devait bientôt éclater, totalement différent du premier, et qui ne concernait plus que moi.

Jean avait finalement accepté de diriger ma thèse, toujours sur Supervielle, malgré la poésie et malgré Supervielle, qu'il connaissait et appréciait peu. Mais mon travail piétinait. Cela faisait trois ou quatre ans que j'étais à l'ouvrage et Jean, chaque fois, après avoir repris mon texte dans le détail, me disait : « Oui, c'est honnête mais… » De mon côté, je sentais bien que quelque chose n'allait pas, que je n'avais finalement rien à dire ou presque. Un jour, il s'est exclamé : « Non, Sabine, ça ne va pas ! » Montée de larmes en moi. Après tant d'années passées sous sa direction, à suivre ses cours à l'université, je n'avais donc rien, rien compris à sa posture critique !

Alors, je l'ai littéralement bombardé de questions. Je crois que notre entretien a duré deux bonnes heures ce jour-là mais il ne comptait pas son temps quand il s'agissait de la poésie au sens où il l'entendait. J'ai voulu dissiper ce flou qui m'enveloppait, ce nuage d'incompréhension. Je l'ai questionné sans relâche, jusqu'à comprendre, vraiment.

A la fin de notre conversation, j'étais très fatiguée, comme vidée. Mais en même temps, pour la toute première fois, j'avais l'impression d'être entrée dans cet univers étrange qui était le sien : un univers où le réel fuyait, s'amenuisait pour devenir le "simulacre", où la raison défaillait et s'abîmait dans le paradoxe et l'oxymore, où toute certitude basculait dans l'hésitation, l'oscillation perpétuelle, où la jouissance devenait mélancolique, où être comblé signifiait consentir à la perte du sens…

Le lendemain ou le surlendemain, je partais en Allemagne avec mon mari et mes parents. Durant tout le trajet, encore émue de mes découvertes et pas tout à fait sûre de moi, j'ai demandé à ma mère si elle voulait bien écouter ce que j'avais cru comprendre et si le tableau que je me faisais à présent de la démarche poétique lui semblait cohérent. Elle m'a écoutée, comprise et approuvée. Le pas, pour moi, était franchi. J'ai pu, à partir de ce moment, écrire ma thèse. L'écriture m'est venue beaucoup plus facilement, je savais où j'allais. En même temps, j'éprouvais un désir nouveau, qui était de vérifier le bien-fondé de cette posture critique si particulière, si « folle »… Alors, partout où je pouvais - dans la rue, lors de mes loisirs...-, j'examinais mentalement cette posture sous tous ses angles, je cherchais des contre-arguments, je l'éprouvais constamment. Et rien, jamais, n'est venu contredire en profondeur cette nouvelle vision de la littérature, qui était pour moi, en même temps, bien évidemment, une nouvelle vision du monde.

Pendant la soutenance, j'ai pu vérifier une nouvelle fois l'honnêteté de Jean : ce qu'il a dit ce jour-là devant le public était parfaitement conforme à ce qu'il m'avait déclaré en tête à tête.

Après la soutenance, j'ai continué à lui rendre visite. Il a fait la connaissance de mon mari, de notre fille aînée. De notre côté, nous avons eu le grand plaisir de découvrir sa femme, Anne-Marie, dont la gentillesse et la simplicité nous ont conquis. Notre amitié a commencé.

Anne-Marie et Jean sont partis au Japon. Jean y allait un peu malgré lui, sans conviction. Il en est revenu ébloui et m'a dit un jour : « J'ai découvert la culture japonaise, le bouddhisme zen : cela rejoint ma philosophie ! »

De mon côté, l'année 2000 a vu basculer toute mon existence, par le biais d'un livre où s'exprimait un moine bouddhiste de la tradition non pas zen mais tibétaine. Avec une force définitive, le "sens éblouissant" que j'évoquais dans ma thèse comme un horizon vague et lointain a fait irruption dans ma vie. En même temps, j'ai été très troublée de voir apparaître l'évidence de similitudes entre cette philosophie bouddhiste et la posture critique de Jean, qui était devenue la mienne. nnJ'ai été frappée de constater cette coïncidence : à quelques mois d'intervalle, nous avions fait, lui et moi, cette rencontre du bouddhisme.

A partir de ce moment, néanmoins, il a eu l'impression que nos chemins étaient en train de diverger. S'il épousait la philosophie bouddhiste dans ses conséquences intellectuelles, il ne l'approuvait pas sur le plan pratique. Or, cette philosophie, je l'avais, moi, embrassée sur tous les plans. J'ai même poursuivi mes recherches dans d'autres traditions spirituelles, ai constaté les convergences très nettes qui s'établissaient, sur le plan pratique, entre ces sagesses d'horizons pourtant si différents. Lorsqu'il m'a vu m'engager dans cette voie, Jean s'est montré pris dans un de ces paradoxes que finalement il aimait tant : à la fois attiré, fasciné peut-être même par la nouvelle perspective où je m'aventurais, et presque horrifié, en tout cas viscéralement méfiant. Nos conversations sur la poésie et la philosophie – mais pour lui c'était la même chose – sont devenues passionnées. Notre amitié n'en pas été entamée, au contraire. Jean avait des convictions profondes (il était entré dans cette philosophie d'inspiration nietzchéenne comme on entre en religion, m'avait-il dit un jour) mais il écoutait celles d'autrui avec le plus grand intérêt. Et il parlait de la "vie poétique" avec une émotion toujours intacte.

Pour ma part, je lui étais, je lui suis toujours, reconnaissante, non seulement de m'avoir appris le métier d'écrivain, mais aussi, plus encore, de m'avoir permis de trouver ma voie, de creuser en profondeur le sens de ma vie. La cohérence de ma propre trajectoire, si longtemps imbriquée dans la sienne, m'a semblé, me semble toujours évidente. Ce que Jean, dans mon parcours, interprétait comme une "bifurcation" (selon son propre terme) n'était pour moi qu'un élargissement de sa posture philosophique à d'autres dimensions de l'existence avec lesquelles sa pensée ne souhaitait pas entrer en contact.

C'est pourquoi il est resté et restera mon maître en littérature.

 

Sabine Dewulf

   
   
   

Textes de Jean Decottignies Jean Decottignies

Accueil

Les textes de la semaine