PREMIER TRIMESTRE 2003 :
LES POETES MYSTIQUES CONTEMPORAINS
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Un sens à la mer
de Michel Héroult
Et
si la mer nous appartenait vraiment
c'est-à-dire
pleinement
mais
offerte à tous
divisée
mais partagée
Si
tout cela n'était qu'un malentendu
un
pacte à l'amiable
un
essai pour voir
Nous
répartissons notre souffle sur le monde
les
animaux viennent boire dans nos mains
la
maîtrise du vent et des étoiles nous est donnée
et
le sol tremble
lorsque
nous marchons dans le silence
L’attente
inévitable se charge d'une plainte
quelque
part un mur se fissure
une
pierre se détache
Le vol d'un oiseau nous crucifie dans le ciel bleu
Alchimiste des mots, Michel Héroult est né en 1938, à Caen, dans le Calvados. Docteur de troisième cycle en sociologie politique à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, il a été très tôt un animateur passionné de revues poétiques, notamment, cofondateur du magazine Le Puits de l'ermite, avec jean Chatard, Robert Momeux et jean-Pierre Lesieur, et celui de La Nouvelle Tour de feu avec Liliana Klein.
Toutefois, c'est par ses poèmes, qu'il qualifie lui-même de « foudroyés», que Michel Héroult donne à lire des regards « comme autant de pierres éparses ». Le poète « gravit les échelles du ciel », son chant « porte témoignage de la souffrance bue jusqu'à l'absurde ». II a une manière unique de crier sa soif d'Absolu, fébrilement, « à la faveur de l'ombre ». Si la fraternité est bien présente dans ces textes qui savent que « nos amours trépassent dans la clarté solaire», ceux-ci surprennent surtout par leur musique subtile et une certaine majesté venue d'ailleurs. « En vous les mots se font une fête », s'habillent de bruit, dans l'inexprimé….
L'autre nom du monde
de Alain Suied
Nous sommes au monde
peut-être
mais nous ne connaissons pas
le monde.
Il se fraie un chemin
à travers
nos doutes, nos certitudes,
nos rêves
peut-être.
Le monde est à travers nous
Peut-être
il se fraie un chemin vers
le tout-autre.
Dans le négatif aussi
Brille
la trace d'un trésor morcelé
que nous cherchons
inutilement
au-delà du monde.
Regarde
à travers la trame
commune, brille et appelle
notre cri oublié.
Alain Suied, né à Tunis en 1951, n'a que huit ans quand ses parents s'installent à Paris. Son premier recueil de poèmes, intitulé Le Silence, en 1970, révèle un subtil poète de l'intériorité, en quête de « la langue native de l`être ». Suied s'interroge en philosophe sur la destinée et « le chant éperdu de la mort », en analysé sur l'enfance, ce « pays sans frontières » et « étranger », en musicien sur « le cri des enfants / Dans la nuit sans nom ».
Le
mot « regard » est l'un de ceux qu'il emploie le plus souvent dans des textes
aux couleurs du monde où « nous vivons dans le manque / où surgit la
trace ». Mais, note alors Suied, l'éternité n'est peut être qu'une trace, «
dans les gouffres de nos coeurs ». Pudique, Alain Suied est un mystique qui «
montre à nu les ombres », « de regard en regard», et qui n'oublie jamais que
la poésie fervente, a quelques notes de la prière…
Retour
de Jean Loisy
Je
t'apporte à pas lents l'aube acide et cendreuse
Et
le froid des étoiles,
Les
aigreurs du brouillard sur la campagne creuse,
Les
tremblements des peupliers qui se dévoilent ;
Et
toutes ces blancheurs, ces fraîcheurs, ces grisailles
M'ont
rendu l'âme neuve;
En
m'échappant, enfin, des nocturnes batailles,
Je
me sens devenir le début d'un grand fleuve.
Je
reviens te donner cette aube et ces eaux lisses…
Je
laisserai peut-être
Ma
chair se ratiédir à tes douceurs complices,
Mon
coeur se rassurer, mon esprit se démettre,
Car
je t'apporte aussi la crainte et les désastres
De
qui sent que commence,
Sur
la terre déserte et sous le ciel sans astres,
Le dur combat du monde et l'antique démence.
Né
en 1901, décédé en 1992, le dramaturge et critique littéraire Jean Loisy fut
avant tout poète. Auteur de quinze recueils de facture traditionnelle, certes,
mais d'une grande diversité d'inspiration, Loisy a su illustrer sa bonté chrétienne
à travers ses vers. II fut, de 1953 à 1979, rédacteur en chef de la revue
Points et Contrepoints, se révélant aussi un journaliste radiophonique de
valeur.
Jean
Loisy nous touche encore par ses accents tragiques en face du mystère de la
condition humaine et des problèmes de la guerre. Introverti et passionné de
spiritualité et de philosophie, Jean Loisy a su dire aux autres « le secours
secret de l'ultime prière » afin qu'ils s'ouvrent â cette paix secrète qui
nous mène tous dans un univers de lumière, sans nul doute purificateur.
Redonnez-leur
de René Char
(issu
de ‘Les Loyaux Adversaires’)
Redonne-leur ce qui n'est
plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la
moisson s'enfermer dans l'épi et s'agiter sur l'herbe.
Apprenez-leur, de la chute
à l'essor, les douze mois de leur visage,
Ils chériront le vide de
leur coeur jusqu'au désir suivant;
Car rien ne fait naufrage ou
ne se plaît aux cendres ;
Et qui sait voir la terre
aboutir à des fruits,
Point ne l'émeut l'échec
quoiqu'il ait tout perdu.
René Char est né en 1907,
à L'Isle-sur-la-Sorgue, dans le Vaucluse, et mort à Paris en 1988. Faire l'éloge
de son art poétique qui lui permet de suggérer le mystère sans jamais le
dire, ou le décrire, peut apparaître presque conventionnel tant ses
contemporains l'ont fait et refait. Pourtant, si le XXème siècle fut, poétiquement,
un siècle « mystique », il le doit aussi bien à René Char qu'à Paul
Claudel, à Jules Supervielle qu'à Marie Noël... Certes, la poésie de René
Char est souvent elliptique et métaphorique, toujours incendiée de l'intérieur,
à vrai dire sacrale plus que sacrée. Certains critiques l'ont d'ailleurs située
avec intelligence « entre le dénombrement somptueux de Saint-John Perse et
l'approche vertigineuse de la nuit d'Henri Michaux ». René Char a
pour maîtres Héraclite et Heidegger, ne l'oublions point. II apparaît plus métaphysicien
que franchement spirituel.
Certes, le poète, expert en
aphorismes, est l'intercesseur d'un autre monde, mais cet « autre monde », «
au-dessus du vent » fait encore partie intégrante de l'ici-bas du quotidien
pour René Char. De toute façon, il le dit clairement, la poésie ne peut craindre
« de nommer les choses impossibles à décrire ».
Comme l'écrit Jean Roudaut
dans son introduction aux Oeuvres complètes du grand poète: «
L'exercice littéraire est exercice d'épuration et de transformation de soi ; ce
que rencontre René Char dans l'écriture du poème, ce n'est pas le néant, à
la façon de Mallarmé, mais l'impersonnelle plénitude ».
Et Dieu ?
de Serge Wellens
A
présent
il
nous donne bien de l'inquiétude
il
dort mal
il
rêve fort
il
se retourne
et
l'on entend le monde
craquer
de tous ses ressorts
Est-il
malade de vermine
de
solitude
on
dirait qu'il parle mais quoi
Va-t-il
se réveiller encore une fois
et
faudra-t-il encore une fois
le mettre à mort ?
Né
en 1927 à Aulnay-sous-Bois, Serge Wellens est un poète discret, peut-être
trop discret, qui peut se situer du côté des « amis de Rochefort » (Luc Bérimont,
Michel Manoll, jean Rousselot, Jean Bouhier), surtout avec son recueil À la
mémoire des vivants (1955). Par la suite, tout en restant fidèle à
l'influence d'un Francis Jammes ou d'un René Guy Cadou, Wellens évoluera vers
un art maîtrisé mis au service de ce que Robert Sabatier nommera une
spiritualité qui « hausse le quotidien vers l'universel ».
À
partir de Santé des ruines (1972), Serge Wellens devient de plus en plus
un défricheur de vérités primordiales dissimulées derrière les apparences
de la nature. En cela, c'est un mystique à part entière.
Le pote
de Gilles Vigneault
Je
prendrai dans ma main gauche
Une
poignée de mer
Et
dans ma main droite
Une
poignée de terre.
Puis
je joindrai mes deux mains
Comme
pour une prière
Et
de cette poignée de boue
Je
lancerai dans le ciel
Une
planète nouvelle
Vêtue
de quatre saisons
Et
pourvue de gravité
Pour
retenir la maison
Que
j'y rêve d'habiter.
Une
ville. Un réverbère.
Un
lac. Un poisson rouge.
Un
arbre et à peine
Un
oiseau.
Car
une telle planète
Ne
tournera que le temps
De
donner à l'Univers
La
pesanteur d'un instant.
Plus que chanteur, sans doute, Gilles Vigneault est poète et mystique sans conteste ! II a donc sa place, entière et originale. Né en 1928, à Natashquan, près de Havre-Saint-Pierre, au Québec, Gilles Vigneault a su faire connaître à travers toute la planète les gens de son pays, certes, et il lui reste toujours un nuage à chanter...
Mais c'est sans doute par le versant cosmique de son haut
talent qu'il atteint à l'universelle fraternité. Si on veut danser avec
attention sur les paroles de Gilles Vigneault, avec enthousiasme, on découvre
une oeuvre écrite, véritablement, « à l'heure où l'aube hésite / À
devenir le jour ». II y a dans ces poèmes du midi plein, du sel et des échos
sonores. La fêlure du ciel est habitée par l'amour, tout est feu dévorant.
Concert dans le jardin
de
Octavio Paz
Il
a plu
L'heure est un oeil immense
En elle nous marchons comme des reflets
le fleuve de la musique
entre dans mon sang.
Si je dis : corps il répond : vent.
Si je dis : terre, il répond : où ?
S'ouvre, fleur double, le monde :
tristesse d'être venu,
joie d'être ici.
Je marche perdu en mon propre centre
Dieu parle à l'homme
de Jules Supervielle
Quand
je dis « mes bras » ne va pas croire
Que
ce sont des bras comme les tiens,
Quand
je dis « mes yeux » comprends que rien
Ni
autour de toi, ni ta mémoire
Ne
t'en révèle un seul regard.
Je
me sers des mots qui sont à toi.
Si
tu ne me saisis pas bien
Restons
taciturnes ensemble.
Que
mon secret touche le tien,
Que
ton silence me ressemble.
Né
en 1884 à Montevideo (Uruguay), mort à Paris en 1960, Jules Supervielle émerveille
aujourd'hui encore avec ses poèmes d'une originalité apprivoisée, miroirs
d'une ferveur transparente et cosmique. Supervielle disait lui-même qu'il était
avant tout un « poète-musicien », ajoutant: « Mais ma poésie n'est pas
gratuite, le monde y tient une grande place. »
Pour
Hughes Richard, « lire chaque poème de Jules Supervielle, c'est recroire aux
contes, c'est entendre sous le grincement de la plume l'univers répondre présent
à la convocation des mots. » En effet, l'atmosphère, dans cette oeuvre, est
toujours magique, les voix secrètes, et la source primordiale est bien celle de
l'enfance, de sa fantaisie et de son extrême fragilité.
Avec
le temps, les textes de Supervielle ont gagné encore en densité et visitent
sans peine les strates de la mémoire. Supervielle est un grand voyageur du
dedans comme du dehors. II fait parler les moindres parcelles de la nature
universelle, il sait que tout est appel, peut-être réponse, sans doute
dialogue invisible.
Des
Brumes du passé (c'est le titre de son premier recueil paru en 1900...)
à L'Escalier (1956), le poète affirme La Fable du Monde, refuse
avec opiniâtreté toute Oublieuse Mémoire, lance des signes énigmatiques
d'un voyage à l'autre, vers le ciel, sachant que tout rêveur est exilé et que
chaque paysage défend « aux étoiles de pousser un seul cri / Dans le vertige
de leur éternelle naissance ».
Le chant de Jules Supervielle est un chant spirituel qui s'élève et cherche à communiquer avec le miracle d'être. « Lorsque le noyé se réveille au fond des mers et que son coeur / Se met à battre comme le feuillage du tremble / II voit approcher de lui un cavalier qui marche / L'amble / Et qui respire à l'aise et lui fait signe de ne pas avoir peur »... Tout Supervielle est là. Sa douceur, son mystère, ce don qu'il a de se mêler à la respiration de l'univers, aux soleils que la mort bannit, à l'avenir « Qui nous frôle de ses plumes / Et nous défend de mourir ». Cet art poétique atteint le haut ciel et défie la mémoire qui brûle. A jamais.
La part de Dieu
de René-Guy Cadou
Fais
vite
Ton
ombre te précède et tu hésites
Derrière
toi on marche sur tes jeux brisés
On
referme la porte
Et
les heures sont comptées
Mais
la vie la plus courte
Est
souvent la meilleure
Tu
diras au Seigneur
J'apporte
mes mains vides
Le
peu de sang liquide
Qui
frôle encore mon cœur
Ces
regards sans fierté
Ce
manque de chaleur
La
croix que vous m'offrez
N'est
pas à ma hauteur.
Le
succès posthume de René-Guy Cadou ne se dément pas. En cette fin de XXe siècle,
l'auteur d'Hélène et le règne végétal, avec ses gosses qui
crient dans la cour, la petite chambre de terre qui fut la sienne, les murs nus
de sa vie, sa « raison secrète d'espérer » nous offre La Vie rêvée sur un
air de complainte éternelle. II exulte la nature comme un écologiste avant
l'heure. II retrouve « ceux qui ont vingt ans et manquent de chaleur », alors
que les surréalistes, cependant tant à la mode de leur vivant, perdent les
oreilles des nouvelles générations qui feront le troisième millénaire.
Cadou
ou la vengeance inattendue de la lisibilité immédiate sur l'obscurité voulue
du langage ! Notre François Villon, peut-être ?
Et parce que la souffrance
de Raphaële George
Et parce que la souffrance
est une force,
la nuit de l'attente mène
à la sagesse.
Qui peut être plus homme
que l'homme lui-même?
L'exigence du constat se mue
en prière.
Désir puissant d'être
profond,
d'être l'Être.
La profondeur ne se gagne
pas, elle n'a pas de
profondeur, on ne la cerne pas en la plaçant devant
soi,
comme quelque chose à
atteindre.
« Je suis demeurée dans
le péché d'être », s'exclame Raphaële George, qui n'a cessé de chercher,
avec une passion d'écorchée, l'envers des choses de la vie courante, ce
qu'elle nomme « l'Être restitué ». Pierre Bettencourt reconnaît en Raphaële
George une « très noble et très haute voix, écrite plus qu'avec des mots,
avec la chair vibrante et meurtrie qui la porte ». En effet, les poèmes d'Éloge
de la fatigue constituent bien un texte « de mystique sans Nom, qui ne s'appuie
pas sur une Foi, mais parvient au plus profond dénuement et du fond de sa
lassitude appréhende une absence qui, par elle, devient révélatrice ».
Certes,
à l'approche de la mort, Raphaële George (Ghislaine Amon), née à Paris en
1951, décédée en 1985 des suites d'un cancer, devient, en quelque sorte, une
éveillée « retrouvant toute sa quiétude originelle, / cette sorte de silence
et qui pourtant n'est pas l'inerte mais l'Accompli. » .
Qui n'a pas l'amour
de Charles Le Quintrec
Qui
n'a pas l'amour regarde les arbres
Et
ne voit jamais flamber leurs feuillages.
Ne
voit pas l'oiseau, ne voit pas l'abeille
Ni
le jour qui s'en revient des Cyclades.
Qui
n'a pas l'amour n'entend pas les arbres
La
musique des mousses à leurs troncs.
L'automne
se fait maussade, les hommes
Disent
- Ce n'est pas un temps de saison ! –
Ils
ne savent pas - jamais ne sauront –
Qu'un
oiseau suffit à notre hivernage.
L'abeille,
l'oiseau, les arbres, l'azur...
Qui
n'a pas l'amour n'en est pas si sûr !
Considérez le ciel solaire
de Philippe Jaccottet
Considérez
le ciel solaire
à
l'heure de l'extrême incandescence :
c'est
là qu'il nous faut traverser.
Des
barques croisent dans ce lac de lumière.
Aiguisez
mieux votre regard :
vous
les verrez franchir sans bruit cette brume éblouie
et,
par-delà, s'ancrer dans les eaux de la nuit
pour
y Plonger éternellement leurs filets dans
les
profondeurs.
Inédit
Né
en Suisse romande, à Moudon, dans le canton de Vaud, en 1925, mais habitant la
France depuis les années cinquante, après des études de lettres à Lausanne,
Philippe Jaccottet suit un cheminement poétique, à partir de 1944, qui ne
cache pas son ambition de transparence, au fil d'une approche de l'être, de la
divinité, qui faisait écrire à jean Strarobinski : « La clarté chez
Philippe jaccottet n'est jamais une facilité : elle supprime tous les faux écrans,
pour nous amener, au grand jour, devant les obstacles derniers, devant
l'adversité ultime ou première, que la plus grande lumière mêle encore à
son éblouissement. »
Philippe
jaccottet est un fin traducteur de Rilke et d'Hölderlin, et cela explique de
surcroît son sens de la beauté des mots, certes, mais aussi de la nature immédiate,
des cycles de la vie et de la mort. Si le poète aime la nuit, c'est parce
qu'elle est « l'envers du feu ». Et l'art poétique de Jaccottet devient vite
une sorte de liturgie, une lente et secrète ouverture sur le sacré.
Philippe
Jaccottet l'écrit en toutes lettres dans La Semaison : « C'est le Tout-Autre
que l'on cherche à saisir», et, plus avant: « L'obscur est un souffle : Dieu
est un souffle. On ne peut s'en emparer. La poésie est la parole que ce souffle
alimente et porte, d'où son pouvoir sur nous » .
Tout comme l'espace...
de Roberto Juarroz
Tout comme l'espace s'habitue à l'espace,
je me suis habitué à être quelque chose.
Quand je disparaîtrai,
il y aura simplement une habitude de moins
Poésie
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