TEXTES DE COLETTE
 
LES JARDINS DE COLETTE
 
   
 
   
 
   
 
   
 
   
colette avec sulfures
UN JARDIN A L'AUBE
 
 

O géraniums, ô digitales… Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumée au long de la terrasse, c'est de votre reflet que ma joue d'enfant reçue un don vermeil. Car « Sido » aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias et des bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu'elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais... A contre-cœur, elle faisait parte avec l'Est : « Je m'arrange avec ..lui, » disait-elle . Mais elle demeurait pleine de suspicion et surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux, ce point glacé, traître, aux jeux meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules.

Hors une corne de terre, hors un bosquet de lauriers-cerises dominés par un junko-biloba - je donnais ses feuilles, en forme de raie, à mes camarades d'école, qui les séchaient entre les pages de l'atlas - tout le chaud jardin se nourrissait d'une lumière jaune, à tremblements rouges et violets mais je ne pourrais dire si ce rouge, ce violet dépendaient, dépendent encore d'un sentimental bonheur ou d'un éblouissement optique. Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits... Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense: J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.

A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par mon poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…

Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée " Beauté, Joyau-tout-en-or "; elle regardait courir et décroître - sur la pente son oeuvre - " chef-d'ceuvre ", disait-elle. J'étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temp-là ne sont pas toujours d'accord... Je l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité d'enfant éveillée sur les autres enfants endormis.

Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon saoul, pas avant d'avoir dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau de deux sources perdues, que je révérais L'une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible,, froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète .au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en rende, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j'emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...

Extraits de : Sido

   
UN JARDIN FEBRILE
 
 

Ne me touche pas! j'ai chaud... Ecarte-toi de moi! Mais ne reste pas ainsi debout sur le seuil : tu arrêtes, tu me voles le faible souffle qui bat de la fenêtre à la porte, comme un lourd oiseau prisonnier...

J'ai chaud... je ne dors pas. Je regarde l'air noir de ma chambre close, où chemine un râteau d'or, aux dents égales, qui peigne lentement, lentement, l'herbe rase du tapis. Quand l'ombre rayée de la persienne attendra le lit, je me lèverai - peut-être... Jusqu'à cette heure-là, j'ai chaud.

J'ai chaud. La chaleur m'occupe comme une maladie et comme un jeu. Elle suffit à remplir toutes les heures du jour et de la nuit. Je ne parle que d'elle; je me plains d'elle avec passion et douceur, comme d'une caresse impitoyable. C'est elle – regarde ! - qui m'a fait cette marque vive au menton, et cette joue giflée, et mes mains ne peuvent quitter les gantelets, couleur de pain roux, qu'elle peignit sur ma peau. Et cette poignée de grains d'or, tout brûlants, qui m'a sablé le visage, c'est elle, c'est encore elle...

Non, ne descends pas au jardin ; tu me fatigues. Le gravier va craquer sous tes pas, et je croirai que tu écrases un lit de petites braises. Laisse ! que j'entende le jet d'eau qui gicle maigre et va tarir et le halètement de la chienne couchée sur la pierre chaude. Ne bouge pas ! Depuis ce matin je guette, sous les feuilles évanouies de l'aristoloche, qui pendent comme des peaux, l'éveil du premier souffle de vent. Ah ! j'ai chaud ! Ah ! entendre, autour de notre maison, le bruit soyeux, d'éventail ouvert et refermé, d'un pigeon qui vole !

Je n'aime déjà plus le drap fin et froissé, si frais tout à l'heure à mes talons nus. Mais, au fond de ma chambre, il y a un miroir, tout bleu d'ombre, tout troublé de reflets...

Quelle eau tentante et froide !

Imagine, à t'y mirer, l'eau des étangs de mon pays ! Ils dorment ainsi sous l'été, tièdes ici, glacés là par la fusée d'une source profonde. Ils sont opaques et bleuâtres, perfidement peuplés, et la couleuvre d'eau s'y enlace à la tige longue des nénuphars et des sagittaires... Ils sentent le jonc, la vase musquée, le chanvre vert... Rends-moi leur fraîcheur, leur brouillard où se berce la fièvre, rends-moi leur frisson, - j'ai si chaud...

Ou bien donne-moi - mais tu ne voudras pas! - un tout petit morceau de glace, dans le creux de l'oreille, et un autre là, sur mon bras, à la saignée... Tu ne veux pas ? tu me laisses désirer en vain, tu me fatigues...

Regarde, à présent, si la couleur du jour commence à changer, si les raies éblouissantes des persiennes deviennent bleues en bas, orangées en haut ? Penche-toi sur le jardin, raconte-moi la chaleur comme on raconte une catastrophe !

Le marronnier va mourir, dis ? Il tend vers le ciel des feuilles frites, couleur d'écaille jaspée... Et rien ne pourra sauver les roses, saisies par la flamme avant d'éclore... Des roses... des roses mouillées, gonflées de pluie nocturne, froides à embrasser...

Ah ! quitte la fenêtre ! Reviens ! trompe ma langueur en me parlant de fleurs penchées sous la pluie ! Trompe-moi, dis que l'orage, là-bas, enfle un dos violet, dis-moi que le vent, rampant, se dresse soudain contre la maison, en rebroussant la vigne et la glycine ; dis que les premières gouttes plombées vont entrer, obliques, par la fenêtre ouverte !

Je les boirai sur mes mains, j'y goûterai la poussière des routes lointaines, la fumée du nuage bas qui crève sur la ville... Souviens-toi du dernier orage, de l'eau amère qui chargeait les beaux soucis, de la pluie sucrée que pleurait le chèvrefeuille, et de la chevelure du fenouil, poudrée d'argent, où nous sucions en mille gouttelettes la saveur d'une absinthe fine !...

Encore, encore ! j'ai si chaud ! Rappelle-moi le mercure vivace qui roule au creux des capucines quand l'averse s'éloigne, et sur la menthe pelucheuse... Evoque la rosée, la brise haute qui couche les cimes des arbres et ne touche pas mes cheveux... Evoque la mare cernée de moustiques et la ronde des rainettes... Oh ! je voudrai, sur chaque main, le ventre froid d'une petite grenouille !... J'ai chaud, si tu savais... Parle encore...

Parle encore, guéris ma fièvre ! Crée pour moi l'automne : donne-moi, d'avance le raisin froid qu'on cueille à l'aube et les dernières fraises d'octobre, mûres d'un seul côté... Oui, il me faudrait, pour l'écraser dans mes mains sèches, une grappe de raisins oubliée sur la treille, un peu ridés de gelée... Si tu amenais, auprès de moi, deux beaux chiens au nez très frais ? Tu vois, je suis toute malade, je divague.

Ne me quitte pas ! Assieds-toi, et lis-moi le conte qui commence par : « La princesse avait vu le jour dans un pays où la neige ne découvre jamais la terre, et son palais était fait de glace et de givre... » De givre, tu entends ? de givre !... Quand je répète ce mot scintillant, il me semble que je mords dans une pelote de neige crissante, une belle pomme d'hiver façonnée par mes mains... Ah ! j'ai chaud !...

J'ai chaud, mais... quelque chose a remué dans l'air... Est-ce seulement cette guêpe blonde ? Annonce-t-elle la fin de ce long jour ? Je m'abandonne à toi. Appelle sur moi le nuage, le soir, le sommeil. Tes doigts sous ma nuque y démêlent un moite désordre de cheveux...

Penche-toi, évente, de ton souffle, mes narines, et presse, contre mes dents, le sang acide de la groseille que tu mords...

Je ne murmure presque plus, et tu ne saurais dire si c'est d'aise... Ne t'en va pas si je dors : je feindrai d'ignorer que tu baises mes poignets et mes bras, rafraîchis, emperlés comme le col des alcarazas bruns...

Extrait de : Le voyage égoïste

 
UN JARDIN DE FLEURS
 
 

Sous nos yeux, le mimosa-sensitive, pour tromper l'agresseur, plie tous ses coudes de ramilles, abat ses aisselles de feuilles et ne livre qu'une dépouille évanouie. Un à un tombent les secrets des plantes, leurs défenses féeriques. Leurs pièges jouent à nu et dévoilent l'instinct carnassier, le goût du meurtre. Les bords vernissés, arrondis en lèvre, d'un calice cillé sont mortels. Une autre fleur referme sur l'insecte des herses entrecroisées de poils inflexibles... Eh ! quoi, elles sont méchantes, elles aussi ? Elle ont un sexe exigeant, une férocité, une fantaisie personnelles ?

Il n'est pas impossible que la sorcellerie, la magie paysanne que nous tenions pour naïve, qui cueillait des simples, distillait des sèves, interrogeait les fleurs, retrouve son prestige. La photographie animée, les grossissements cinématiques l'y aideront en montrant le gloxinia, l'aristoloche, gouffres hantés, les cotylédons du haricot, pièges à ressort, et le bouton du lis, longue gueule de crocodile en son premier bâillement. Monstre à la langue poilue, c'est toi, suave iris ? Quelle maléfique grimace tord la lèvre de la rose à son réveil ! Vingt cornes de diable coiffent le bleuet, l'oeillet. Le pois grimpant darde une tête de python et la germination d'une poignée de lentilles mobilise une ruée d'hydres...

De tels spectacles, qui me tiennent enchantée devant l'écran, rivaliseront un jour, je l'espère, avec le train-jou-jou qui rompt le pont et roule dans le fleuve, avec la débâcle arctique chargée d'emporter, sur son glaçon le plus stable, un outrecuidant bébé-star. La fantaisie humaine est courte ; seule la réalité extravague sans frein ni limite : contemplez, projetées, agrandies, les réfractions des cristaux précieux, architectures de pure lumière, perspectives vertigineuses, géométriques délires...

Je m'ébahis facilement devant tels secrets, violés, de la fleur énorme et méconnaissable. Facilement je les oublie devant la fleur naturelle. Notre oeil grossier, délivré des secours trop puissants, récupère une poésie traditionnelle. Une religion d'almanach nous attache à la fleur, même malingre, quand elle symbolise une saison, à sa couleur quand elle commémore un saint, à son parfum s'il nous rend douloureusement une félicité morte.

Presque toute une nation exige le muguet comme le pain, au printemps. N'était sa fragrance démesurée, hors de toute logique - j'écrirais de toutes convenances -, le muguet est une maigre fleurette à campanules ronds d'un blanc vert. Elle se hausse au-dessus des feuilles sèches, à l'heure de l'année où choient les premières pluies chaleureuses, gouttes lourdes qui entraînent, délient les arabesques simples échappées au bec du merle et les premières notes, d'une sphéricité lumineuse, jaillies des premiers rossignols... Je tâte timidement, j'invente un rapport indicible entre la goutte laiteuse des muguets, le pleur de pluie tiède, la bulle cristalline qui monte du crapaud …

Extrait de : Prisons et paradis

 
UN JARDIN LABYRINTHE
 
 

L'automne éblouit ici. Annie vit parmi cet embrasement, froide et reposée, presque indifférente, et je m'en indigne. Casamène est perché sur l'épaule ronde d'une petite montagne crépue de chênes bas, qu'octobre n'a pas encore mordus de sa flamme. Alentour, ce pays, que j'aime déjà, réunit l'âpreté d'un midi de mistral, les pins bleus de l'est, et du haut de la terrasse de gravier, on voit luire, très loin, une froide rivière, argentée et rapide, couleur d'ablette.

Le mur de clôture s'écroule sur la route, la vigne vierge anémie sournoisement les glycines, et les rosiers qu'on ne renouvelle pas dédoublent leurs fleurs, redeviennent églantiers. Du labyrinthe, puérilement dessiné par le grand-père d'Annie, il reste un fouillis d'érables, d'alisiers, des taillis de ce qu'on nomme à Montigny « pulains » , des bosquets de végelias démodés. Les sapins ont cent ans et ne verront pas un autre siècle, parce que le lierre gaine leurs troncs et les étouffe... Quelle main sacrilège tourna sur son socle la dalle d'ardoise du cadran solaire, qui marque midi à deux heures moins le quart ?

Les pommiers âgés donnent des fruits nains à mettre sur les chapeaux, mais une treille de muscat noir, mystérieusement nourrie, s'est élancée, vigoureuse, a couvert et effondré un poulailler, puis, ressaisissant le bras d'un cerisier, l'a noyé de pampres de vrilles, de raisins d'un bleu de prune qui s'égrènent déjà. Une abondance inquiétante voisine ici avec l'indigence pelée des rocs mauves qui crèvent le sol, où la ronce même ne trouve pas de quoi suspendre ses feuilles de fer hérissé.

[…]

Vous ne trouvez pas que Casamène est une des passionnantes et mélancoliques extrémités du monde, un gîte aussi fini, aussi loin du présent que ce daguerréotype de votre grand-père ?

Elle hésite :

- Oui, autrefois je l'ai aimé, quand j'étais petite. Je croyais au labyrinthe, à l'infini de l'allée qui revient sur elle-même... On m'a dégoûtée de Casamène. Je m'y repose... je m'y pose... là ou ailleurs !...

- Incroyable ! dis-je en secouant la tête. C'est un endroit que je ne voudrais céder à personne; si j'avais Casamène...

- Vous l'avez, dit-elle doucement.

Extrait de : la retraite sentimentale 

 
 
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