COMMENT "COMPRENDRE" UN POEME ?
« Pour
moi ce n’est qu’à force de simplicité et de transparence que je parviens
à aborder mes secrets essentiels et à décanter ma poésie profonde. Tendre à
ce que le surnaturel devienne naturel et coule de source (ou en ait l‘air).
Faire en sorte que l’ineffable nous devienne familier tout en gardant ses
racines fabuleuses. […] Je n’ai guère connu la peur de la banalité qui
hante la plupart des écrivains mais bien plutôt celle de l’incompréhension
et de la singularité. N’écrivant pas pour des spécialistes du mystère
j’ai toujours souffert quand une personne sensible ne comprenait pas un de mes
poèmes. »
Jules Supervielle, « En songeant à un art poétique » dans Naissances.
Jules
Supervielle veut donc être compris de ses lecteurs. Mais ce verbe « comprendre », en matière de poésie, est paradoxal, même sous la
plume de Supervielle :
D’une
part, en effet, Supervielle cherche à se rendre accessible, « familier »,
au lecteur et il est facile de le montrer :
- Clarté
du langage : vocabulaire simple, syntaxe et ponctuation précises, présence
parfois de connecteurs temporels ou logiques…
- Présence
fréquente du discours narratif : les poèmes sont semblables, bien
souvent, à de petites histoires ou fables (indices du discours narratif).
- Adresses
fréquentes au lecteur : il faudrait relever les pronoms personnels de la 2ème
personne, les impératifs… Comme si le poète ne perdait jamais de vue le fait
qu’il parle au lecteur, que le poème lui est adressé un peu comme une
lettre…
Mais,
d’autre part, il est bien certain que Supervielle cherche avant tout à
exprimer les mystères de l’existence et qu’en ce sens ses poèmes sont peu
compréhensibles, bien plus proche de l’ « ineffable »
et de ses « racines fabuleuses » que d’un message traduisible :
- Difficulté
à saisir l’objet du poème : de quoi parle-t-on exactement ?
Souvent, il s’agit d’impressions ou de sensations fugitives… Le meilleur
exemple à cet égard serait le poème « Mouvement » dans Gravitations,
où le poète se refuse totalement à livrer l’objet du poème.
- Difficulté
à cerner le sujet du discours, c’est-à-dire le l’énonciateur qui
s’exprime dans le poème : qui est-il précisément ? Il apparaît
souvent fragmentaire, dédoublé ; sa mémoire est oublieuse, lourde de
l’opacité de l’inconscient ; le « je » est traversé par
des voix dont il ne sait d’où elles viennent… Voir en particulier les
recueils Le Forçat innocent, Les Amis inconnus ou Oublieuse mémoire…
- Confusion
entre le réel et l’irréel, entre le rêve et la réalité : il faut
relire les premières pages d’ « En songeant à un art poétique »
(Naissances) ou plus simplement les poèmes où l’eau sous-marine
devient une sorte de jardin d’éden où ressuscite un noyé (« Le
survivant », dans Gravitations) ou tant d’autres encore…
A la lumière de ce qui vient d’être dit, on peut donner du verbe « comprendre » un premier ensemble de définitions, entièrement négatives :
« Comprendre » un poème n’est pas être capable de l’expliquer rationnellement car l’essentiel du poème ne repose pas sur le discours (narratif, descriptif, explicatif ou argumentatif) : le discours ne représente, pour reprendre les mots de Supervielle dans « En songeant à un art poétique », que la « surface » du poème ; les « eaux profondes » du texte poétique sont, elles, obscures et mystérieuses : il faut donc ne pas se contenter de la compréhension littérale et raisonnable du poème, il faut entrer dans la profondeur du texte, qui, elle, échappe aux cadres de la raison et du sens univoque. L'esprit du lecteur ne peut espérer posséder le texte, ne peut en faire son objet. Il suffit là d’étudier un peu les figures de style chères à Supervielle – l’oxymore notamment, qui apparaît si souvent dans les titres mêmes de ses recueils : « forçat innocent » ; « fable du monde » ; « oublieuse mémoire »… Un poème ne peut être « traduit » par d’autres mots… |
En outre, « comprendre » le poème ne peut même pas signifier chercher en lui quelque réponse ou affirmation que ce soit car les textes de Supervielle sont avant tout des questionnements : cf. le nombre de points d’interrogation ! Il ne s’agit donc pas de comprendre quelque chose à travers le poème mais d’épouser ce questionnement, d’apprendre à douter, à s’interroger, en un mot à s’ouvrir à tous les mystères de la vie. Cf. particulièrement La Fable du monde, Oublieuse mémoire ou… à peu près n’importe quel poème de Supervielle… Nos sens sont défaillants, nous dit le poète, ils ne nous permettent pas de saisir vraiment la réalité de l’univers ; notre raison est insuffisante, notre mémoire est oublieuse… Que peut donc faire le poète, sinon s’interroger et nous entraîner dans ses interrogations ? |
Plus
largement encore, « comprendre » ne saurait être un acte
intellectuel, cérébral, car le poème selon Supervielle ne vise qu’à
nous aider à vivre et à mourir : il n’est pas clos sur lui-même, il est une
passerelle vers la vie et vers la mort ; il est donc, en ce sens aussi,
incompréhensible, inexplicable : c'est une sorte d’espace où le poète
et le lecteur se ressourcent, où ils apprennent à vivre plus intensément
en ayant une conscience plus vive de la mort, de la précarité et de la
beauté de la vie.
Ce n’est pas un objet intellectuel destiné à être expliqué en lui-même.
C’est bien plutôt le lieu d’une expérience existentielle forte où
l’on peut se préparer à la mort et, en même temps, apprendre à
accepter pleinement, joyeusement, dans l'émerveillement, le caractère essentiellement éphémère
de l’existence. Cf. « Hommage à la vie » dans 1939-1945,
par exemple… Cf. aussi tous les poèmes et contes qui parlent de la
mort… |
Il
reste à attribuer au verbe « comprendre » une acception positive :
que peut bien donc vouloir dire le poète lorsqu’il emploie ce mot ? Il
faut rappeler l’étymologie latine du mot : comprendre = cum + prehendere :
prendre, saisir avec, ensemble… :
Il
s’agit d’abord de comprendre le poète autant que le poème : la
relation au poème est en effet d’abord une relation avec le sujet qui l’écrit,
l’énonciateur : Supervielle s’attend sans doute à ce que son lecteur
éprouve avec lui - c’est-à-dire avec son monde intérieur, ses angoisses, son
émerveillement - des affinités non superficielles. Qu’il y ait, pour
reprendre un autre mot cher au poète, une « sympathie », une sorte
de compassion. Le champ lexical de la fraternité est très présent dans son œuvre ;
il est facile de le repérer : « Mes frères qui viendrez …»
(Les Amis inconnus) Les lecteurs, présents et à venir, sont ses frères,
ses proches. Il a quelque chose de fort à partager avec eux.
Quant
à comprendre le poème, cela revient, en le prenant tout entier avec soi, en
soi, à se glisser en lui ou bien, ce qui revient au même, à le prendre tout
entier comme il est, sans chercher à le disséquer, sans en réduire le sens
forcément multiple, sans vouloir le posséder (cf. "Saisir" dans Le
Forçat innocent) ; à se laisser gagner par son atmosphère, happer par
ses eaux profondes. C’est pour cela que Supervielle veille à ne pas
effaroucher le lecteur avec des mots ou une syntaxe compliqués. Il est
question de gagner sa confiance pour l’amener à partager ce qu’il a de plus
intime et qui ne peut s’exprimer que dans le poème car celui-ci est fait
d’un langage particulier, tissé d’oxymores et de connotations, un langage
non traduisible, silencieux en quelque sorte, afin d’exprimer
l’inexprimable, l’indicible (l’essentiel, comme dirait le renard du Petit
prince de Saint-Exupéry) : les oublis de la mémoire, les fantômes de
l’inconscient, la présence cachée de Dieu, l’angoisse de mourir, les joies
tellement fugaces et subtiles que le langage courant ne peut les dire… :
« Allons,
mettez-vous là au milieu de mon poème […]
Vous
y trouverez un air, un ciel plus cléments que l’autre,
Dans
un grand imprévu d’arbres ignorés par les saisons,
Une
attentive floraison comme aux premiers jours du monde […] »
(La Fable du
monde).
Il
ne s’agit donc pas d’une compréhension ordinaire mais plutôt d’une proximité,
d’une entrée sans effraction dans le poème : surtout ne rien y abîmer
en cherchant à l’expliquer, garder le silence pour ne pas dissiper le mystère
tout en se familiarisant avec le texte et en regardant dans la direction où
pointent les mots du poète, tout comme les doigts de la main, nous dit un célèbre
poème du bouddhisme zen, pointent vers la lune : c’est la lune qu’il
faut regarder, et non les doigts…
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