MODERNITE DE JULES SUPERVIELLE
Jules Supervielle, rétif aux modes de son temps, se voulait un réconciliateur de toutes les formes de poésie. Hors du temps et de l'espace, comme le "hors-venu" - ce personnage énigmatique qu'il convoquait volontiers sous sa plume - il est, si l'on ose parler ainsi, constamment moderne. Mais, plus encore, il peut être regardé comme un précurseur des temps modernes, dans les domaines où d'essentielles découvertes - ou redécouvertes - ont été faites.
1) Sur le plan poétique, d'abord :
Jules
Supervielle s'est toujours tenu à l'écart des Surréalistes qui régnaient
littéralement sur la première moitié du XXème siècle (rappelons que le
Manifeste d’André Breton date de 1924). Désireux de proposer une poésie
plus humaine et de renouer avec le monde, il rejetait l'écriture
automatique (que les surréalistes ont eux-mêmes bien vite abandonnée) et la
dictature de l'inconscient, sans pour autant renier les acquis de la poésie
moderne depuis Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire, ainsi que certaines
innovations fondamentales du surréalisme.
Attentif à l'univers qui l'entourait comme aux fantômes de son monde intérieur, il a été l'un des premiers à préconiser cette vigilance, ce contrôle que les générations suivantes, s'éloignant du mouvement surréaliste, ont mise à l'honneur. Il a anticipé sur les mouvements des années 1945-50, dominés par les puissantes personnalités de René Char, Henri Michaux (son ami intime), Saint-John Perse ou Francis Ponge, puis - après la parenthèse avant-gardiste des années 1960-70 - sur ceux des poètes désireux de créer un nouveau lyrisme et d'introduire une certaine forme de sacré ou, tout au moins, une approche plus modeste des mystères de l'univers, sans remise en cause radicale du langage : Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin, Eugène Guillevic, Jean Grosjean, André Frénaud, André du Bouchet, Jean Follain, pour ne citer qu'eux.
Ses
admirateurs ou successeurs spirituels se nomment René Guy Cadou, Alain Bosquet,
Lionel Ray, Claude Roy, Philippe Jaccottet ou encore Jacques Réda…
2) Sur
le plan de la connaissance scientifique de l’univers, ensuite :
Dans son
remarquable ouvrage intitulé Jules Supervielle, poète de l’univers intérieur,
Paris, Jean Flory, 1939, Christian Sénéchal écrit ceci :
Sans
pouvoir être classé parmi les « poètes scientifiques », Jules
Supervielle est pourtant, de tous ses contemporains, celui qui nous offre du
monde l’image la plus conforme aux découvertes et aux hypothèses les plus récentes
de la science. Sans que jamais un mot comporte même une allusion à une
conception scientifique, l’intuition du poète reste en accord avec
l’astronomie, la physique et la biologie de nos jours. Nous avons signalé la
prodigieuse impulsion que Supervielle reçut d’un livre de vulgarisation
astronomique. Mais le poète a rendu à la science ses bienfaits en libérant
les esprits de leurs attaches terrestres et en leur permettant de mieux saisir,
grâce à l’émotion, toute la portée des conquêtes du télescope et de la
chimie stellaire. Il y a plus : c’est l’essentiel de la biologie que
nous pressentons sous la vision émouvante des corps-univers qui s’avancent,
porteurs d’une vie millénaire remontant à la création des pierres, des
arbres, des bêtes et des hommes, et qui, comme tout ce qui existe, restent en
proie au vertige d’une éternelle naissance ; - et c’est l’essentiel
de la physique que nous retrouvons dans cette abolition des limites et dans
cette croyance à l’unité et à la permanence des forces de l’univers
physique et moral, qui font de l’oeuvre de Supervielle la projection, dans
l’ordre poétique des rêves et des émotions, de la conception d’une
« noosphère » - le mot est du P. Teilhard de Chardin - où se
concentrerait, à l’avant-garde des énergies sidérales, l’énergie humaine
spiritualisée, des vivants et des morts. (p. 233-234)
J’ai, pour
ma part, pris mes distances, sur ce point précis, avec les propos de
Christian Sénéchal ; non pas pour les rejeter, loin de là. La convergence
qu’il observe entre la poésie de Supervielle et les avancées majeures de la
science moderne est irréfutable. Mais le langage poétique ne saurait se
contenter, à mes yeux, d’accompagner ou d’anticiper les grandes découvertes
du savoir. Il est d’un autre ordre. C’est pourquoi la véritable modernité
de Supervielle - celle qui transcende les époques et atteint à une forme
d’universel - me paraît relever
d’un troisième plan, métaphysique.
3) Sur la
plan de la connaissance métaphysique, enfin :
La vraie
modernité de Supervielle se situe, me semble-t-il, à la croisée de la
science et de la spiritualité, là où règnent l’interrogation et une
certaine qualité de silence - telles qu’une philosophie non dogmatique comme
le bouddhisme peut en offrir. En témoigne ces extraits du passionnant dialogue
entre le moine bouddhiste Mathieu Ricard et l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan,
L’Infini dans la paume de la main - Du big bang à l’éveil,
Nil/Fayard, Paris, 2000 :
MATTHIEU : (…) nous devons tout d'abord revenir à la notion de
« vérité relative ». Selon le bouddhisme, la perception que nous avons du monde comme étant composé de phénomènes
distincts issus de causes et de conditions isolées est appelée « vérité relative » ou « vérité
trompeuse ». L'expérience du quotidien nous porte à croire que les choses ont
une réalité objective indépendante,
comme si elles existaient de leur propre chef et possédaient une identité
intrinsèque. Mais ce mode d'appréhension des phénomènes est une
simple construction de notre esprit. Même si cette vision de la réalité est
entérinée par le sens commun, elle ne résiste pas à l'analyse. Le bouddhisme
adopte plutôt la notion que les choses - mieux vaudrait dire les phénomènes -
n'existent qu'en relation avec d'autres, l'idée de causalité réciproque. Un
événement ne peut survenir qu'en relation et en dépendance avec d'autres événements.
Le bouddhisme voit le monde comme un vaste flux d'événements reliés les uns
aux autres et participant tous les uns des autres. Notre mode d'appréhension de
ce flux cristallise certains aspects de cette globalité de manière purement
illusoire et nous fait croire qu'il s'agit d'entités autonomes dont nous sommes
entièrement séparés. Dans l'un de ses sermons, le Bouddha décrit la réalité
comme un entrelacs de perles : dans chacune des perles, toutes les autres sont
reflétées, ainsi que le palais dont elles ornent la façade et l'univers tout
entier. Ce qui revient à dire que dans chaque élément de la réalité,
tous les autres sont présents. Cette image illustre bien la notion d'interdépendance
selon laquelle il ne peut exister, où que ce soit dans l'univers, une
seule entité dissociée de l'ensemble.
T. - Cette notion de «
flux d'événements » rejoint la vision de la cosmologie moderne : du plus
petit atome à l'univers entier, en passant par les galaxies, les étoiles
et les hommes, tout bouge et évolue, rien n'est immuable.
M. — Non seulement les
choses bougent, mais nous les percevons comme des « choses » parce que nous
regardons les phénomènes sous un certain angle. Il faut donc se garder
d'attribuer au monde des propriétés qui ne sont que des apparences. Les phénomènes
sont de simples événements qui se manifestent en fonction des circonstances.
Le bouddhisme ne nie pas la vérité conventionnelle, celle que l'homme
ordinaire perçoit ou que le savant détecte. Il ne conteste pas les lois de
cause à effet, ni les lois physiques ou mathématiques. Il affirme
simplement que, si on va au fond des choses, il y a une différence entre la façon
dont le monde nous apparaît et sa nature ultime, qui est dénuée d'existence
intrinsèque.
T. - Comment cette
nature ultime des choses est-elle reliée à l'interdépendance ?
M. - Le mot interdépendance
est une traduction du mot sanskrit pratitya samutpada qui signifie « être par
co-émergence » et peut s'interpréter de deux façons complémentaires. La
première est « ceci surgit parce que cela est», ce qui revient à dire que
les choses existent d'une certaine façon mais que rien n'existe en soi. La
deuxième est « ceci, ayant été produit, produit cela », ce
qui signifie que rien
ne peut être sa propre cause. En d'autres termes, tout est d'une façon ou
d'une autre interdépendant avec le monde. Une chose ne peut surgir que
parce qu'elle est reliée, conditionnée et conditionnante, co-présente et
co-opérante, et en transformation continuelle. L'interdépendance est
intimement liée à l'impermanence des phénomènes et fournit un modèle
de transformation qui n'implique pas l'intervention d'une entité organisatrice.
L'interdépendance explique aussi ce que le bouddhisme entend par la
vacuité des phénomènes, une vacuité qui signifie absence de « réalité »
intrinsèque.
Cet argument réfute
tout aussi bien la notion de particules autonomes qui construiraient la matière,
que
L'interdépendance,
c'est encore celle des relations entre les parties et le tout : les parties
participent du
Enfin, l'aspect le plus
subtil de l'interdépendance est celui de la dépendance entre la « base de désignation
» et la « désignation » d'un phénomène. La localisation, la forme, la
dimension, la couleur ou toute autre caractéristique apparente d'un phénomène
ne sont que des bases de désignation, leur ensemble ne constitue pas une «
entité » ou un objet autonome. Cette désignation est une construction mentale
qui attribue une réalité en soi au phénomène. Dans notre expérience de tous
les jours, quand un objet se présente à nous, ce n'est guère son existence
nominale qui nous apparaît, mais son existence en soi. Mais lorsqu'on analyse
cet « objet » issu de causes et de conditions multiples, on est incapable
d'isoler une identité autonome. On ne peut pas dire que le phénomène n'existe
pas, puisque nous en faisons l'expérience, mais on ne peut pas dire non plus
qu'il correspond à une réalité en soi. La conclusion est que l'objet existe
(on ne tombe pas dans une vision nihiliste des choses), mais que son
mode
d'existence est purement nominal, conventionnel (on évite ainsi l'autre extrême,
celui d'entités autonomes, donc éternelles). Un phénomène qui n'a pas
d'existence autonome mais qui n'est pas non plus purement inexistant peut avoir
une action, une fonction obéissant à la causalité et conduisant à des effets
positifs ou négatifs. Il est donc possible d'anticiper les résultats de nos
actes et donc d'organiser notre relation avec le monde. Un verset tibétain
explique :
« La vacuité n'est pas une absence de
fonctionnalité,
Mais l'absence de réalité, d'existence absolue.
La production en dépendance n 'implique pas une réalité
intrinsèque
Mais un monde semblable à une illusion. »
On voit ici combien la vision bouddhiste du monde,
toute compatible qu’elle soit avec les données de la physique moderne, rompt radicalement avec notre manière
habituelle de regarder le monde, dans la mesure où cette vision est absolument inconcevable
pour la raison. D’où la nécessité, pour le bouddhiste, d’abandonner
le recours au langage pour s’adonner à
la pure expérience - silencieuse par nature.
La poésie de Supervielle, comme toute poésie, ne
va pas si loin, bien entendu ; mais le langage qu’elle utilise, elle le
transforme pour en faire un geste d’approche et non le réceptacle
d’un message. De cette manière, elle peut se rapprocher du silence afin de
nous conduire vers l’expérience d’une vision à la fois impossible et plus
proche d’une Vérité de l’univers. A condition, bien entendu, d’entendre
cette vérité comme non conceptuelle.
Y a-t-il si
loin entre la « pansympathie » dont parle Supervielle et l’interdépendance
bouddhiste, qui refuse de considérer le réel comme une entité et qui ne
le nomme que par le terme tout négatif de « vacuité » ? Relisons simplement ces deux vers du poète :
« Et l’étoile se dit : je tremble au bout d’un fil. / Si nul ne
pense à moi, je cesse d’exister. » Tel est le rapprochement qui s’établit
tout au long de ma propre lecture, dans mon essai sur la connaissance poétique
selon Supervielle, depuis le renoncement au savoir scientifique jusqu’à l’élaboration
d’une connaissance différente, totalement paradoxale. Et cela avant même
- ce fait mérite d’être souligné - d’avoir eu connaissance de la
philosophie bouddhiste. C’est pourquoi seule ma conclusion se fait véritablement
l’écho de cette proximité.
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