POEME INTITULE « OLORON-SAINTE-MARIE »,
EXTRAIT DE LA SECTION PORTANT LE MEME
TITRE, DANS LE FORCAT INNOCENT :
photo : c. copyright Thierry Gouirriez
Oloron-sainte-Marie
Comme du temps de mes pères les Pyrénées écoutent aux portes
Et je me sens surveillé par leurs rugueuses cohortes.
Le gave coule, paupières basses, ne voulant pas de différence
Entre les hommes et les ombres,
Et il passe entre des pierres
Qui ne craignent pas les siècles
Mais s’appuient dessus pour rêver.
C’est la ville de mon père, j’ai affaire un peu partout.
Je rôde dans les rues et monte des étages n’importe où,
Ces étages font de moi comme un sentier de montagne,
J’entre sans frapper dans des chambres que traverse la campagne,
Les miroirs refont les bois, portent secours aux ruisseaux,
Je me découvre pris et repris par leurs eaux.
J’erre sur les toits d’ardoise, je vais en haut de la tour,
Et, pour rassembler les morts qu’une rumeur effarouche,
Je suis le battant humain,
Que ne révèle aucun bruit,
De la cloche de la nuit,
Dans le ciel pyrénéen.
O morts à la démarche dérobée,
Que nous confondons toujours avec l’immobilité,
Perdus dans votre sourire comme sous la pluie l’épitaphe,
Morts aux postures contraintes et gênés par trop d’espace,
O vous qui venez rôder autour de nos positions,
C’est nous qui sommes les boiteux tout prêts à tomber sur le front.
Vous êtes guéris du sang
De ce sang qui nous assoiffe.
Vous êtes guéris de voir
La mer, le ciel et les bois.
Vous en avez fini avec les lèvres, leurs raisons et leurs baisers,
Avec nos mains qui nous suivent partout sans nous apaiser,
Avec les cheveux qui poussent et les ongles qui se cassent,
Et, derrière le front dur, notre esprit qui se déplace.
Mais en nous rien n’est plus vrai
Que ce froid qui vous ressemble,
Nous ne sommes séparés
Que par le frisson d’un tremble.
Ne me tournez pas le dos. Devinez-vous
Un vivant de votre race près de vos anciens genoux ?
Amis, ne craignez pas tant
Qu’on vous tire par un pan de votre costume flottant !
N’avez-vous pas un peu envie,
Chers écoliers de la mort, qu’on vous décline la vie ?
Nous vous dirons de nouveau
Comment l’ombre et le soleil,
Dans un instant qui sommeille,
Font et défont un bouleau.
Et nous vous reconstruirons
Chaque ville avec les arches respirantes de ses ponts,
La campagne avec le vent,
Et le soleil au milieu de ses frères se levant.
Etes-vous sûrs, êtes-vous sûrs de n’avoir rien à ajouter,
Que c’est toujours de ce côté le même jour, le même été ?
Ah comment apaiser mes os dans leur misère,
Troupe blafarde, aveugle, au visage calcaire,
Qui réclame la mort de son chef aux yeux bleus
Tournés vers le dehors.
Je les entends qui m’emplissent de leur voix sourde.
Plantés dans ma chair, ces os,
Comme de secrets couteaux
Qui n’ont jamais vu le jour :
- N’échappe pas ainsi à notre entendement.
Ton silence nous ment.
Nous ne faisons qu’un avec toi,
Ne nous oublie pas.
Nous avons partie liée
Tels l’époux et l’épousée
Quand il souffle la bougie
Pour la longueur de la nuit.
- Petits os, grands os, cartilages,
Il est de plus cruelles cages.
Patientez, violents éclairs,
Dans l’orage clos de ma chair.
Thorax, sans arrière-pensée
Laisse entrer l’air de la croisée.
Comprendras-tu que le soleil
Va jusqu’à toi du fond du ciel ?
Ecoute-moi, sombre humérus,
Les ténèbres de chair sont douces.
Il ne faut pas songer encor
A la flûte lisse des morts.
Et toi, rosaire d’os, colonne vertébrale,
Que nulle main n’égrènera,
Retarde notre heure ennemie,
Prions pour le ruisseau de vie
Qui se presse vers nos prunelles.
photo :c. copyright Thierry Gouirriez
LIENS
ENTRE SUPERVIELLE ET OLORON-SAINTE-MARIE
Cette
ville représente pour lui, avant tout, le pays de son père et de ses ancêtres
paternels. Dans le poème
intitulé « Oloron-sainte-Marie », il se met en quête de ces
disparus qu’il n’a pas connus mais dont il se sent pourtant proche :
« Comme du temps de mes pères » ; « c’est la ville de
mon père ». Sont nés à Oloron son grand-père paternel (1817),
bijoutier-horloger-orfèvre et son père, Victor Jules Supervielle (1854). Son
grand-père s’est d’ailleurs marié à Oloron (1847).
C’est
ensuite la ville où ses parents sont morts, en 1884, sans doute empoisonnés
par l’eau d’un robinet vert-de-grisé, alors qu’il n’avait que neuf mois ; c’est là qu’il revient, en 1926, en pèlerinage en compagnie du poète
Henri Michaux, son ami. C’est ainsi que naîtra, l’année suivante, la
plaquette de vers intitulée « Oloron-sainte-Marie » (soit 26 poèmes !)
- plaquette ensuite (en 1930) intégrée à un recueil majeur : Le Forçat
innocent. Il revient à Oloron en 1929 pour y prendre des notes afin d’évoquer
ses impressions dans son recueil autobiographique : Boire à la source. C’est
encore à Oloron qu’il songera, en 1939, lors de la guerre civile espagnole et
à l’approche de la seconde guerre mondiale, lorsqu’il publiera dans la
Nouvelle Revue Française les poèmes regroupés sous le titre : « Des
deux côtés des Pyrénées ». Ces poèmes seront repris dans la section
« Poèmes de la France malheureuse », dans le recueil 1939-1945.
- D’une part, un mouvement descendant, plutôt pessimiste, qui suggère
la chute dans le gouffre de la mort : on peut observer la verticalité
abruptement militaire des montagnes (« leurs rugueuses cohortes »)
qui s’abaissent pour former une muraille infranchissable entre le poète et
les défunts, apparaissant dans le même temps comme des sentinelles qui
interdisent le passage vers l’au-delà ; mais aussi l’écoulement aveugle (« paupières
basses ») du gave descendant les pentes rocheuses : il symbolise le
temps qui s’écoule inexorablement et l’oubli qui s’empare des vivants,
ainsi poussés à rejoindre le pays silencieux des morts.
-
Mais, d’autre part, se produit un mouvement ascensionnel, plus optimiste :
il s’agit d’un élan vers les défunts, permis par le versant montant de la
ville d’Oloron. Le poète gravit la pente des « rues », des
escaliers qui le conduisent à des « étages ». Il pénètre alors
un monde onirique où s’effacent les frontières entre le dedans et le dehors :
« J’entre sans frapper dans des chambres que traverse la campagne »… ;
entre le je et le paysage : « Ces étages font de moi comme un
sentier de montagne ». Puis le poète gagne les « toits d’ardoise »,
vaste plate-forme où les morts sont susceptibles de se rassembler et de
communiquer avec lui.
Cependant,
rien n’est simple dans le paysage mi-réel, mi-imaginaire, des Pyrénées. Au
cours du poème, le mouvement descendant devient bénéfique ; comme si les
Pyrénées étaient alors la barrière rassurante qui protégeait le poète des
défunts désirant l’attirer à lui, le gave se fait implicitement le symbole
de la vie qui s’écoule : « Prions pour le ruisseau de vie / Qui se
presse vers nos prunelles. » A l’inverse, le mouvement ascendant devient
néfaste - le dialogue avec les morts se transformant en une supplication adressée
par le poète à son propre squelette qui le pousse vers la mort : « Il
ne faut pas songer encor / A la flûte
lisse des morts. » L’univers poétique de Supervielle est
essentiellement ambigu.
Jules
Supervielle est enterré (depuis 1960), ainsi que sa femme Pilar (1976), dans le
cimetière de Sainte-Croix, à Oloron-sainte-Marie. Une
belle épitaphe, tel un concentré de son oeuvre tout entière, est gravée sur
la tombe : « Ce doit être ici le relais / Où l’âme change de
chevaux. » (Vers extraits du poème « Le relais », dans 1939-1945).
En
1971, la ville d’Oloron a rendu hommage au poète à l’occasion de
l’inauguration du lycée qui porte son nom.
En
1990, la ville d’Oloron a créé un prix de poésie Jules Supervielle, dont
les premiers lauréats ont été des poètes illustres comme Alain Bosquet, qui
se réclame ouvertement du poète, Eugène Guillevic et Henri Thomas, dont la
simplicité apparente de langage n’est pas sans évoquer les textes de
Supervielle, ou encore Jean Grosjean dont l’inquiétude spirituelle semble
faire écho à celle du poète.
Les photos sont issues du site de l'office de tourisme d'Oloron-Sainte-Marie.
La photo de la tombe de Supervielle a été prise en 1996 par l'auteur de ce site.
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