QUELQUES TEXTES
DE JEAN DECOTTIGNIES
Vous direz qu'au moment où la philanthropie révolutionnaire réduit l'ampleur du supplice, elle retranche d'autant sur les plaisirs du spectateur. Le fait est pourtant que celui-ci n'éprouve pas une moindre attirance pour ce nouveau spectacle, que son émoi subsiste, bien que, sans doute, il ait changé de nature.
La preuve en est dans ces deux essais successifs que Villiers consacre à la guillotine, sous les titres du Secret de l'échafaud et de l’instant de Dieu, cités ici dans l'ordre chronologique et tous deux postérieurs à 1884.
Au pied de l'échafaud, deux témoins se succèdent, acharnés, apparemment, à tirer profit, pour des causes différentes, de la situation du décapité : un médecin et un prêtre. Le premier attend de la victime un ultime signal, attestant que, dans la tête tranchée, subsiste une perception et, liée à celle-ci, une possibilité élémentaire de réaction. Que la tête, remise entre les mains du chirurgien, réponde par un simple clin d’œil, à l'injonction qui lui sera adressée, et la physiologie en tirera des conclusions fondamentales. Le prêtre, de son côté, voudrait tirer parti de ce même répit pour réconcilier in extremis le pécheur à son Dieu. De l'une à l'autre de ces expériences, un ministre de la religion et un adepte de la science font mine de s'affronter. L'un vient pour savoir, l'autre pour sauver. La contiguïté des deux textes dans le temps, ainsi que dans les recueils qui les rassemblent, affiche un face à face, et l'ordre de leur succession suffit pour donner au prêtre le dernier mot. L'un parle au nom de la Science, de la Physiologie moderne qu'il s'agit d'éclairer ; l'autre parle "au nom du bon Dieu".
En ce débat où s'affrontent trop visiblement la valeur et la non-valeur, je vois une véritable captation de l'intérêt ; cette spécieuse polémique n'a d'autre effet que de dissimuler la commune angoisse qui étreint les deux adversaires face à l’événement de la mise à mort. Et cette angoisse est spécifique : elle caractérise, depuis deux générations, la réaction du spectateur de la guillotine. L'irruption du nouveau supplice a transformé radicalement la participation de l'affectivité au spectacle de la mise à mort ; elle a modifié, du même coup le rapport de l'homme à l'idée de la mort. Cette "atteinte fulgurante" (c'est le médecin que je cite), cette "ablation instantanée", cette "éruption immédiate de quatre ou cinq litres de sang", imposent la fascination de l'inconcevable frontière sur laquelle la vie, d'un seul coup, bascule dans le néant. La guillotine fait fulgurer l'instant, c'est-à-dire l'inintelligibilité de la mort. Obstruant toutes les avenues de l'au-delà, elle désarme à la fois la crainte et l'espérance. Elle suspend, certes, la peur ancestrale, qui s'entretenait de la lenteur du passage, mais elle rend également inopérantes les vertus chrétiennes. Dépossédé de tout secours, l’être humain se trouve livré à la seule curiosité, passion d'autant plus redoutable qu'elle se propose un objet rigoureusement inabordable : un secret. C'est pour s'être logée ainsi dans l'instant que la mort s'est constituée en secret ; secret d'un événement que sa brièveté suffit à dérober à toute appréhension. C'est justement cette perfection tant vantée de la guillotine, qui accable l'imagination du médecin paralyse ses facultés d'analyse.
L'art
du médecin lui avait permis, au cours des siècles, de décomposer,
d'observer comme au ralenti la progressive transformation d'un corps vivant en cadavre inanimé.
Expliquer la mort, retracer, comme le permettait le cérémonial des anciens supplices, les étapes
d'un trépas, comme les degrés d’une sorte de dépérissement, décrire l'usure d'un corps, détailler
les accidents en chaîne qui, plus ou moins lentement, plus ou moins rapidement, l'acheminent vers
le néant, revenait à émousser le tranchant de l'événement. Ce tranchant que la précision du
couperet soudain ravive. Le discours du médecin apprivoisait la mort, l'échafaud moderne le prend
de court. Aussi les deux protagonistes peuvent bien s'affronter ici en un simulacre de débat
contradictoire, leurs paroles ne font que contourner le problème auquel ils se heurtent l'un et
l'autre : comment, désormais, parler de la mort ? Comment raconter la mort ? Comment négocier
l'instant du trépas ?
Villiers le taciturne, Presses Universitaires de Lille, Coll. Objet, 1983, p. 90-92.
Ici intervient ce que l'on regardera peut-être comme le coup de force de cette argumentation, je veux parler de l'intrusion dans mes analyses de ce qu'on peut appeler la critique nietzschéenne des valeurs. Intervention qui fait ici convoquer l'œuvre romanesque de Pierre Klossowski. Soyons clairs : lecteurs de la seconde moitié du xxe siècle, comment ne pas tenter, à l'égard des personnages stendhaliens et gioniens, le coup de force de les confronter avec les figures élaborées par l'auteur des Lois de l'hospitalité ? Face à Lamiel, à Sansfin et à Angelo, osera-t-on affirmer que jamais un romancier dit classique n'envisage de dénoncer ses personnages, ou pour parler comme l'époux pervers de Roberte, de faire sauter le verrou de leur identité ? Instant poétique, où la narration s'altère, laissant se dégrader l'instance qu'on dénomme personne humaine, exhibant le caractère aléatoire de ce « postulat » appelé homme. Instant où, dans le traité De l'amour, surgit passagèrement l'image du Don Juan. C'est donc une méthode qu'induit pour moi l’œuvre - philosophique et romanesque – de Klossowski. De sorte que, privilégiant au passage un livre pour lequel son auteur avoue encore sa prédilection, je voudrais que l'étrange figure du Baphomet me serve ici d'annonce allégorique. Je n'oublie pas que ce nom nous reporte aux symboles les plus anciens de la contestation intellectuelle, à la parole magique, dans son émergence scandaleuse, avant que ne la réprime le discours de la théologie. Observez, dans le célèbre Dogme et rituel de Haute-Magie d'Eliphas Lévi, de l'image de ce bouc dressé sur ses pattes de derrière, communément appelé Baphomet. Outre les cornes qui inscrivent au front même de cette figure la marque de la dualité, il se caractérise par le geste disjonctif des mains, dont la droite désigne, « en haut la lune blanche de Chesed », tandis que l'autre montre « en bas la lune noire de Geburah »; le bras levé porte l'inscription « Solve », l’autre « Coagula » ; la description ajoute : « L'un de ses bras est féminin, l’autre masculin ». Comment pareille figure pourrait-elle fonder ce qui s'appelle un dogme, dès lors que tout en elle tend à exclure le choix, et qu'elle inscrit dans tous ses détails le signe du « binaire impur », forme constitutive de l'hérésie, de la « subversion » et de la « folie » ? Le Baphomet est l'ennemi de Dieu ; il fait éclater l'ordre divin du Logos, ordre de la simplicité et de l'univocité du langage. Du côté des choses, aussi bien que du sujet, le geste et la parole magiques, dans leur originelle violence, signifient la perte de l'identité ; par eux est disqualifiée toute définition de l'être, aboli le pouvoir des signes. A l'harmonie du théologique s'oppose le désordre du démoniaque.
Expansion légitime du symbole hermétique, le Baphomet de Klossowski est androgyne, ainsi que le laissaient entendre certains détails de l'image traditionnelle. Sa fonction est de poser, tant pour son être propre que pour ceux qu'il tient sous son charme, le problème de l'identité. A son action « aucun nom propre ne subsiste », pas plus que ne résiste « la haute idée que chacun a de soi-même ». Par là, il est l'autre de la divinité : tenant en échec l'ordre de la mémoire, c'est dans l'oubli d'eux-mêmes qu'il abolit les êtres. « Prince des Modifications de l'Etre », il étend à perte de vue l'hésitation constitutive de l'univers.
L'action du Baphomet pour troubler l'ordre divin consiste à mêler les souffles des âmes après la mort, de manière à interdire la résurrection de chacune dans le corps qui lui fut assigné par la providence divine. Dès qu'un souffle étranger s'insinue dans un être, cet être est irrémédiablement voué au disparate, à la scission, à l'intensité de la différence, dans une participation qui est la véritable désaliénation. C'est pourquoi le Baphomet de Klossowski déclare : « Je ne suis pas un créateur qui asservit l'être à ce qu'il crée, ce qu'il crée à un seul moi, et ce moi à un seul corps. »
Telle est l'allégorie que j'ai cru voir s'actualiser dans les deux romans que, d'entrée de jeu, j'ai ici rassemblés. Si dans le corps de ce qu'on nomme couramment la fable d'un roman s'insinue une fonction perturbatrice que j'appelle fiction, n'est-ce pas pour y substituer à l'ordre de l'identité le règne des intensités, le vertige des modifications ? Le seul fait d'écrire fait dans la parole surgir cet autre, pareil à un souffle étranger, qui en détermine la crise. C'est lui que, sous les noms de la curiosité et de la mélancolie, je me suis proposé de mettre en scène ; étant bien entendu que ces passions désignent ici le ressort d'une écriture, et qu'elles autorisent, non pas le message d'une histoire, mais l'aventure d'une pratique.
Mais cette fonction perturbatrice comporte une variante qu'il appartient au critique d'actualiser sous sa propre responsabilité ; de cette opération, Borgès a décrit un exemple dans l'une de ses Fictions, Pierre Ménard auteur du Quichotte. On sait que la tâche de l'étrange écrivain qu'il nomme ainsi a consisté à réécrire le Don Quichotte de Cervantès en le recopiant mot pour mot. Cette technique de l' « anachronisme délibéré », ou de l' « attribution erronée » suffit à miner le récit primitif, à ruiner son insertion dans une époque révolue, bref, à le pervertir. Et cette production de la différence au cœur du même est suffisamment efficace pour atteindre dans son identité le texte espagnol original, où l'on peut reconnaître, comme en témoigne le narrateur, « le style » et « comme la voix » de Pierre Ménard ; homologues de ce qu'on pourrait appeler son souffle. Cette technique, commente le narrateur, « peuple d'aventures les livres les plus paisibles »l. Ainsi ai-je cru pertinent de relancer la spéculation sur le statut héroïque et d'en consommer, du même coup, la perversion, en y incorporant l'être de la fiction, que Pierre Klossowski dénomme Roberte. En fonction de quoi, traversant et contaminant la curiosité de Stendhal et la mélancolie de Giono, intervient finalement le silence de Klossowski. Détermination que l'on aurait tort de prendre comme anecdotique ou, en quelque sorte, biographique. Je note simplement qu'au moment où il publie Les Lois de l'hospitalité, en écrit la Postface, et peu après nous donne le texte intitulé « Protase et apodose », Klossowski, d'ores et déjà, a pris acte de cette contiguïté, que note Blanchot, de la fiction et du silence. Aussi est-il significatif que les trois romans ici rassemblés pour autant qu'ils actualisent spécialement cet instant poétique dont j'ai parlé, ce sursaut ou ce mouvement d'humeur du romancier à l'égard de sa pratique, coïncident de surcroît - quoique pour des raisons, en apparence, différentes -, avec l'approche d'un abandon, d'une démission, d'une retraite. Instant de lucidité ? Instant où, du moins, la parole romanesque renonce à celer sa condition, son inconfort.
L'Ecriture de la fiction, Presses Universitaires de France, Coll. Ecriture, 1979, p. 8-11.
Nunc
tibi me posito visam velamine narres, Si poteris narrare, licet !
Ovide
Hasard ou calcul ? Le chasseur Actéon surprit un jour la déesse Artémis alors qu'elle était nue et se baignait. Coupable ou non, sa perte était assurée : n'avait-il pas, demandent certains, possédé charnellement la déesse ? Quoi qu'il en soit, elle se borna à le changer en cerf, et s'il la viola, ce ne put être qu'après la métamorphose. Artémis, en effet, dès qu'elle l'aperçoit, puise de l'eau du bain et l'en asperge : geste rituel qui opère la transformation de l'homme en bête. Et ce châtiment est commenté aussitôt par cette provocation verbale, que je traduis ainsi: « Quant à raconter que tu m'as vue sans mes voiles, si tu peux, libre à toi ! »
Raconter : tout est là ! Quel mortel ne souhaiterait connaître la nudité de Diane ? Actéon a réussi, Actéon sait. Mais qu'est-ce que le savoir sans la parole qui le véhicule? Car le cerf jamais ne racontera. Et le chasseur changé en bête ne perd pas seulement l'usage de la parole, il perd aussi l'esprit : il aura beau posséder le corps de la déesse, la cécité mentale dont il est frappé lui interdit de s'en rendre compte à soi-même. Ce qu'abolissent le geste et les paroles de la divinité, c'est proprement le langage, et l'aphasie, en l'occurrence, atteint globalement la faculté de penser, en tant que celle-ci ne s'exerce qu'avec le concours du langage. Actéon, à l'instant où, changé en bête, il possède la déesse, n'en sait déjà plus rien.
« Si poteris narrare, licet » - Libre à toi (puisque tu m'as vue) de raconter, si tu peux (alors que l'organe - du langage - déjà te fait défaut). On trouverait difficilement une plus patente manifestation de l'ironie philosophique : celle qui nous atteste notre propre « limitation ». Avide d'approcher l'inabordable, Actéon découvre à ses dépens que la vérité est ironique. Entre le corps qu'il voit de ses yeux et peut toucher de ses mains et sa propre conscience, s'élève la barrière de l'incapacité mentale, liée à l'impuissance du langage. Entre voir et savoir, entre posséder et connaître, l'ironie dénonce l'écart que s'obstine à ignorer notre dogmatisme invétéré.
L'illusion d'Actéon demeure vivace : nous persistons, remarque Nietzsche, à nous satisfaire des « grands mots » et à fonder notre pensée sur les valeurs dont ils sont la monnaie langagière. Notre curiosité s'obstine à rêver d'Absolu et notre intellect échaffaude des catégories destinées à embrasser une réalité qui toujours se dérobe. Le dogmatisme, cependant, n'a cessé, à travers les siècles, de recevoir de cinglants démentis. Il se heurtait à la découverte de la pluralité, l'un des fruits de l'ironie, au dire de Vladimir Jankélévitch. A cette découverte était lié le sens du provisoire. […]
Or ce « provisoire », dont, sans nul doute, se gausserait un homme de science, n’est rien moins que du poétique. Ce que Diane consentit au chasseur Actéon, un artiste en eût fait son profit. Mais il en voulait trop ; soucieux de traquer la vérité, il ne pouvait que méconnaître le simulacre qui en eût été la monnaie. Cette révélation fugitive et parcimonieuse avait pourtant son prix et l’on se plaît à imaginer un Actéon philosophe méditant ce bel aphorisme de Jankélévitch :
Ecritures ironiques, Presses Universitaires de Lille, coll. Objet, 1988, p. 11 à 14.
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