TEXTES DE JALEL EL GHARBI
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POEME DE "NUEES ARDENTES" DE CLAUDE BOMMERTZ
Ombres
Comme une angoisse ancestrale qui soudain s'épanche de la colonne vertébrale pour inonder
l'espace sensible du corps jusqu'à ébranler les plus intimes convictions, et qui force ainsi le
seul recours au qui-vive extrême, surgit, sous un des innombrables craquements qui parsèment
telles les bouées meuglantes la profondeur des océans que sont nos terres la nuit - sinistre
craquement, perçu, en cet instant, dans toute son unicité élective -, l'étrange ombre macabre.
Elle est là. Aussi énorme de sourde terreur potentielle qu'à sa première éruption dans la
nuit des espaces enfouis, aussi imprécise de forme qu'elle suggère en un incessant jeu kaléidoscopique
pétrifiant à la fois toutes les figures possibles de mes horreurs secrètes.
Et elles s'approchent, déjà démultipliées, lentement glissant sur les champs encore
printaniers des consciences, et je les darde de mon regard, cloué, comme si j'étais le témoin
impuissant d'inéluctables exécutions, les miennes.
Accroupi sur le mur païen depuis d'innombrables siècles, je contemple la luminescence obscure
d'une sorte de brouillard étendu au creux d'une combe, et qui s'écoule de ma bouche édentée en
un long filet, enlace mes lambeaux de chairs grouillantes pour noyer mon assise, pourrie par
l'attente, dans une vague mare blanchâtre chavirant sans fond.
Rien ne se passe, que l'épanchement sans fin de cette coulée; que rien ne se fasse surtout,
pourquoi cesser de bailler aux rivières notre surplus d'étoiles?
Il fut particulièrement surpris de penser, quoique ce saisissement de la conscience ne durât
point. Cet effort lui demandait des forces qu'une trop longue veille d'offrande sous la stupéfaction
avait taries.
Parfois un sursaut, et il cherchait vainement à dérober du regard les ineffables larmes-fleuves
qu'il discernait au sein du brouillard ruisselant pour s'en altérer. Mais il ne savait trop si
cette exhalaison particulière tenait du liquide ou du diaphane. Plusieurs fois, au cours de ses règnes,
il avait déjà été tenté de plonger ses miettes à cette source prometteuse. Un instant
d'intense agitation, bref comme l'éclair frappant alors les coups de barre du palais flottant.
Mais ce n'était que pour se retrouver à l'endroit, dans la même position, l'humidité de
l'attente rongeant toujours ses cellules en manque d'éblouissements.
Tangage. L'illusion d'avancer, alors que tout porte à rester sur place pour le naufrage ultime.
La fatigue intense, refluante, et plus férocement encore, l'engourdissait insidieusement comme le
plongeur manquant les paliers de la remontée. Tout effort de clarté se soldait par des lambeaux
plus nombreux de chairs tombant à même les rocs.
Pourquoi la soif intense pour cette chose qui pourtant s'écoule de moi?
Cette soif, qui avait fini par glisser le long du fleuve de ses assouvissements, l'inondait
maintenant comme la chaleur brûlante d'un étang asséché. Vidé de cet aiguillon, il disparut
bien vite à nouveau dans l'indécise offrande des miettes de son temps.
Il rêva d'un champ de pensées qui tout autour de lui s'étendait à perte de vue : un tapis-ilôt,
saturé de jaune par le vol des corbeaux, de mauve par le précipice des cieux, une surface irradiée
d'une luminosité sans pareille que les pores aux vantaux larges ouverts sustentaient - et il ne
s'étonna pas, l'ivresse montait, comme la sève tend l'arc des bourgeons, elle recueillait, sans
qu'il ne s'en rende compte en ce sommeil profond, un à un les limbes défrichées par ses
passages à travers la matière. Délicatement circonscrite, phosphorescente, une de ces limbes,
alerte, vint à envahir le champ de sa vision, ceignait imperceptiblement sa conscience assoupie.
Et il vit, sous l'effort monumental qu'il devait déployer pour résister à l'assaut de cet
affleurement - simple réflexe vital - une tasse, joliment fumante, qu'un juste coup d'œil transforma en baignoire, havre de tous les paradisiers. Tout en s'essuyant avec panache - ce n'était
pas tous les millénaires qu'il courait éperdument cette chance de pouvoir éponger la sueur de
son inactivité - il avala l'eau brumeuse dans laquelle il se trouva soudain à nager.
Et un silence glacial s'installa en lui, de ces silences, rares, qui vous font pressentir
jusqu'aux moindres replis des entrailles que le plus imperceptible glissement d'un grain de sable
provoquera une réaction en chaîne d'événements, exhortant, à l'infini, nos plus secrètes
aspirations. Et le frisson glissa vers lui:
«Ils sont trop étranges. Pourquoi m'ont-ils fait cela, mon enfant? Où es-tu passée? Je ne
t'entends plus. Quand tu te tais, mon enfant, ma lueur, des torrents de mots celés inondent ma
chambre. Et je fuis. Immobile à grands pas, je n'arrête plus de courir. Sans cesse poser un pied
après l'autre. Sans cesse allonger le pas. Depuis trop longtemps déjà j'allonge mes pas. Et
j'ai perdu mes traces. J'ai perdu pied, mon enfant, ma lueur si lointaine».
L'univers dort dans une goutte d’eau
Nuées ardentes de Claude Bommertz - le monde en tant que reflet du fabuleux
Le poète écrit pour que "l'univers puisse dormir dans une goutte d'eau" ; il écrit pour décrypter l'hologramme qu'est le monde. Il y a chez Bommertz un émerveillement a voir que le tout (l'univers) trouve place dans la partie (la goutte d'eau), à voir se réaliser ce miracle du tout devenu partie de la partie. Dès lors que l'infiniment petit contient l'infiniment grand, plus rien n'est anodin. Le visible donne vue sur l'invisible, l'avéré sur l'inavéré. Le monde devient champ de lecture qui tient plus du déchiffrage. Le monde est un kaléidoscope. II se révèle par brides qui demandent à être recomposées.
"Entre les choses et les mots il y a comme un voile," écrit Jean Portante pour ouvrir sa si poétique préface au recueil. Il y a "comme un voile" et il y a l'ombre, non pas celle qui accompagne les choses mais celle, plus dense, qui accompagne les ombres elles-mêmes. Il y a toujours sur le monde "l'ombre des ombres". Une ombre plus intense que l'ombre. C'est l'ombre se nourrissant d'elle-même et c'est petit-être l'ombre qui suscite le plus le désir - tout au moins le désir de transgression, de transparence, de transport, bref du Trans tout simplement.
Qu'est-ce que l'ombre ? Elle est « comme une angoisse ancestrale » dit le poète. Elle semble être l'inquiétude inhérente à notre présence au monde ; la tourmente quasiment innée d'être et de se savoir destiné à ne plus être. Qu'y a-t-il derrière l’ombre ? Il y a ce que nous voyons tous les jours : un fleuve, des oiseaux, du reflet... Et si le visible n'était qu'ombre ? Ombre de ces êtres mythiques qui ponctuent le texte : licornes, lutins…
Ce que le poète chante, c'est le monde en tant que reflet du fabuleux, épiphanie de l'insolite et révélation du révolu. Le monde est un poème à interpréter, à chanter faute de quoi il serait inhabitable. Et il faut de l'espace à nos amours ; il faut que nos amours se transforment en espaces. Voici la géographie du tendre : "le champ de nos étreintes", "le rivage de tes seins", "le sable blanc de nos paupières" et ces "lacs de baisers". Je vois dans cette carte du tendre comme une aspiration à rendre le monde habitable, poétiquement viable. Voici un poète qui refait l'Eden, l'illumine avec ces "feux follets" qui éclairent plus d'un poème. Mais s’il refait l'Eden, ce n'est pas en se référant à la description qu'en donne la Bible mais plutôt en le soumettant aux canons de la poésie. Retenons ce canon, qui semble le plus en oeuvre dans ce recueil, celui du rapprochement.
Bommertz s'attelle à apparier les choses jusqu'à créer des mots valises dit type : "oiseau-perle». Il associe faune et faune mythique, personnes et personnages, vécu et lu. Ce qui naît de la sorte, c'est un monde idyllique fait de rapprochements insolites créant parfois des êtres hybrides comme ces "papillons-oursins", ces "lumières feuillues" ou encore ces "plaines célestes et maritimes". Autant de réalités poétiques. Ces rapprochements font du poète un faiseur de pluies ingénieuses comme ces "pluies ardentes" qui titrent le recueil ou comme dans ce verset : "Il pleut de soupirs qu'une fontaine de lave ailée contient encore." En fait, le poète vise moins à faire figurer les choses qu'à les transfigurer. L'entreprise est moins capricieuse qu'il y paraît. Il s'agit pour le poète de retrouver un espace de vie à l'état pur, c'est-à-dire à l'état poétique. La parole sert ici à rétablir le temps d'avant la parole.
Il y a à la source même
de cette poésie un rêve que le poète attribue à un vague "il" où je lis à chaque
fois "je". Relisons ce passage irrésistible qui développe le rêve d'une révélation poétique
: "Il rêva d'un champ de pensées qui tout autour de lui s'étendait à perte de vue : un
tapis-ilôt, sabré de jaune par le vol des corbeaux, de mauve par le précipice des cieux, une
surface irradiée d'une luminosité sans pareille que les pores aux vantaux larges ouverts
sustentaient - et il ne s'étonna pas, l'ivresse montait, comme la sève tend l'arc des bourgeons,
elle recueillait, sans qu'il s'en rende compte en ce sommeil profond, un à un les limbes défrichés
par ses passages à travers la matière". Ce rêve fait penser moins aux surréalistes qu'à
des poètes comme Supervielle ou José Ensch qui disent moins l'épanchement du rêve que la traversée
consciente de l'espace onirique. En cela aussi, Nuées ardentes est un recueil de facture
foncièrement luxembourgeoise. (Il faudrait y revenir).
Claude Bommertz : Nuées ardentes, photos de l'auteur, Collection Graphiti des
Éditions Phi, en coédition avec Écrits des Forges, Québec; juin 2000, 100 pages, 480 francs
Pour rejoindre ces poètes :
Jules Supervielle
/ Colette / Pierre Dhainaut / Roberto Juarroz / André du Bouchet / Eugène
Guillevic