EXTRAITS DE MON ESSAI SUR LA CONNAISSANCE POETIQUE DANS L'OEUVRE DE SUPERVIELLE
I - Extraits du tome 1 : Le renoncement au savoir.
Premier extrait : La nécessité de renoncer au savoir
Le
besoin d'écrire chez Supervielle est né d'une tragédie existentielle : la
mort de ses parents, survenue peu après sa naissance et tardivement découverte.
Dès l'instant de cette révélation, le petit garçon qu'il est encore s'empare
d'une plume ; modestement, certes. Mais il ne lâchera plus, jusqu'à sa propre
mort, cet instrument salvateur.
Ecrire,
dès l'origine, se confond ainsi avec la recherche d'un apaisement, qu'exige
l'acuité de l'angoisse éprouvée. Celle-ci se découvrant par la suite
d'autres objets que la mort. Cette entreprise revêt à l'évidence une forme
cognitive : pour estomper une douleur, pour atténuer l'intolérable sentiment
de l'absurde, il faut bien commencer par connaître.
Ici
s'ébauche une contradiction essentielle. Il est plusieurs manières de connaître
: la première, celle qui s'impose d'emblée à l'esprit, enquête sur les
causes et les modalités ; elle cherche à comprendre un phénomène afin de le
maîtriser mentalement. Elle veut que la douleur devienne une proie pour
l'intellect. Grande était cette tentation, qu'il nous semble déceler parfois,
de se confronter au mal pour le terrasser définitivement. Vaine tentative. Car
c'était pour le poète le moyen le plus sûr de retourner à l'absurde. Très
vite, en effet, il lui fallut éprouver l'inanité du savoir : issue d'une
impuissance ressentie devant un mal dénué de tout sens, son angoisse semble
d'autant plus profonde qu'il cherche à la dompter. Le voici bien vite aux
prises avec le vertige de l'espace et de l'esprit, la hantise de la folie.
Ce
geste de dénégation - bien souvent
explicite - n'est pas ici une défaite. Bien au contraire ; il signale une prise
de conscience essentielle, témoigne d'une lucidité nécessaire à une redéfinition
de la quête poétique : s'il consent, sans en « prendre ombrage », à reconnaître
l'ombre qui envahit son univers, c'est, précise-t-il, « en attendant »...
Le poète trace en creux les conditions d'une connaissance différente, non
encore définie, à peine pressentie, mais qui doit commencer par ce refus des
sentiers battus du savoir et des langages convenus. La recherche cognitive prend
donc sa source « En pays étranger » [1], du côté de l'ignorance
et de l'oubli. Salutaire plongée dans
le Léthé : cette sorte de baptême permet à celui qui écrit de se révéler
poète. (...)
[1]
Le Forçat innocent, p. 273.
Second extrait : Accepter le mystère de la mort.
(...) La confrontation entre la parole et la mort débouche sur l'impasse de la signification : tel est le « peu de vérité » [1] que la plume exigeante du poète est parvenue à formuler ; pour circonscrire la mort dans le langage, il lui faut tracer « D’obscurs escaliers / Béants tout d’un coup / Sur l’éternité » [2], images d’un trajet qui ne mène nulle part, sinon à un immuable néant cosmique. La mort ne trouve son lieu en aucune représentation digne de ce nom. Le trépas constitue un espace absolument inhabitable, vertical et abrupt comme des « murs aux sévères épaules » [3] ou horizontal tel « un sol nuageux » [4] sur lequel les « yeux » du poète « ne voient pas les empreintes de Dieu ». Se défaire du discours religieux équivaut pour la parole poétique à rendre la mort à son étrangeté foncière et à installer un voile opaque dans le mouvement même où elle revendique la transparence. (...)
Plus le
poète cherche à trouer cette frontière nébuleuse, plus il se voit en
effet forcé de la désigner, de la reconnaître. Les chiens qui
l’accompagnent, ces messagers de « l’au-delà », encore
appelés «
chasseurs d’univers », peuvent bien être qualifiés de « Doctes »
; ils ne pourront pourtant lui faire connaître l’hypothétique arrière-pays
qui s’étend par delà cette ligne interdite
: de leur voyage aux confins de l’existence, ils ne rapporteront qu’une
« histoire confuse », « sans un mot de la langue ou la lèvre ».
La quête d’un savoir sur la mort se réduit ainsi à l’approfondissement d’une ignorance. La mort elle-même n'est-elle pas la seule détentrice de tout savoir ? "Je ne saurai rien encore / Que laisser passer la mort / Qui doit être la première / A savoir, et la dernière." [11] (...)
[1] 1939-1945, p. 425. [2] Ibid., p. 418. [3] Le Forçat innocent, « Autour de moi… », p. 280. [4] Ibid., « Sans Dieu », p. 263. [5] Naissances, p. 561. [6] Ibid., p. 567. [7] Le Forçat innocent, « Sans Dieu », p. 265. [8] L’Escalier, « Hommage aux Lévriers du ciel », p. 586. [9] Le Forçat innocent, « Sans Dieu », p. 263. [10] L’Escalier, « Hommage aux Lévriers du ciel », p. 585 et 586. [11] Le Forçat innocent, « L’Emigrant », p. 291.
Troisième extrait : L'inaccessible moi
(...) Ce moi profond est insondable ; telle est la seule vérité que le poète ait pu arracher aux ténèbres. Un chaos clandestin y règne, d'autant plus angoissant qu'il est dissimulé. Et n’est en réalité que le prolongement de ce rideau charnel que le poète nous a décrit, à défaut de pouvoir le trouer.
S’esquisse tout d’abord
l’image d’un labyrinthe, en accord
avec le tissu serré et inextricable de la peau ; de lui-même, le poète nous
fait découvrir un paysage enchevêtré où s’efface tout point de repère : « la brousse de l'être » [1].
Parfois, il s'y voit « paraître », cependant.
Mais ces révélations sur soi-même, outre le fait qu'elles sont
rarement et fugitivement avouées, ne permettent pas de construire un monde intérieur
harmonieux, doué de stabilité et habitable. Au sujet de ses intimes contrées,
le poète en sait autant - c'est-à-dire presque rien - que le coeur, son alter
ego, pourtant mieux situé que lui : " Ce coeur dont je suis l’hôte,
/ Il ne sait rien de moi / Que des régions sauvages." [2]
Le moi porte en lui,
embrumé d’incertitude, un paysage souvent présenté comme marin et désertique,
déchiqueté de solitude, dépourvu de lumière et hanté par les énigmatiques
figures de l'inconscient : "Ton sol intérieur est là
avec ses golfes et ses terres sans merci, [...] / Tu regardes passer tes propres
falaises où tu ne vois pas âme qui vive /Mais parfois des silhouettes noires
prises de grande panique /Comme les souvenirs éperdus d'une tête qu'on vient
de trancher." [3]
Cette tête tranchée ne signale-t-elle pas le retrait, dans cette investigation du moi, de la conscience claire qui habite à l'ordinaire une tête solidement implantée sur les épaules ? (...)
Quatrième extrait :
La pensée ténébreuse
Reniant les facultés sensorielles conçues dans leur acception
habituelle, le poète se tourne vers son cerveau pour l'interroger à son tour.
Au terme de son oeuvre, à la fin de son dernier recueil, lorsqu'il est amené
à réfléchir rétrospectivement sur ce thème, il met en avant une
contradiction de poète qui relègue apparemment la pensée dans un rôle
secondaire : « Il m'arrive souvent de me dire que le poète est celui qui
cherche sa pensée et redoute de la trouver. » [1] Un peu plus bas, il ajoute ceci : «
[...] la pensée abstraite vieillit ou se dissipe [...] ».
Dans une note parue parmi d'autres dans la Nouvelle Revue Française, on observe que
le cerveau est dénigré, déchu de son habituel piédestal et ramené au rang
des autres organes, y compris les moins nobles d'entre eux :
C'est
une erreur de croire que le cerveau avec ses méninges est le seul organe penseur de l'homme.
Et qui vous dit que les reins, l'estomac, les intestins tout recroquevillés sur
eux-mêmes ne pensent aussi ? [2]
Revenant sur ce sujet un peu plus loin, Supervielle choisit
cette fois la forme de l'aphorisme poétique pour proposer une nouvelle métaphore
du cerveau, présenté comme un organe séparé du reste du corps, enfermé dans
une abstraction dangereuse pour le mécanisme corporel :
Des
compartiments ou plutôt des wagons entiers de lui-même ignoraient absolument
ce qui se passait dans les wagons voisins de sa propre cervelle. [3]
Ces réticences à l'égard des facultés pensantes de l'homme
se retrouvent dans nombre de poèmes. L'esprit y oscille entre sa tentation de
comprendre le monde par la pensée et ses aveux d'impuissance : désireux de
capturer le jour qui point, un homme (qui ressemble au poète) « croit le
recueillir dans son obscur cerveau » [4]. Or, quelle pensée est la sienne ?
Par delà l'apparence ordonnée qu'elle se donne, l'écriture nous la montre
fragmentaire, aussi imprévisible que l'invisible mutinerie des organes, incohérente,
bientôt paralysée :
Et
l'on dirait qu'il pense au moyen des lézards,
Que reste-t-il de cette pensée à laquelle, tant bien que mal,
s'agrippait le poète ? Une vaste ignorance, que les poèmes, inlassablement,
s'obstinent à désigner :
[...] je ne suis qu'un
homme qui reconnaît mal son cerveau [...]. [5]
C'est
tout ce que je sais,
N'est-il
pas en réalité deux formes de pensée
: celle qui croit, à tort, harmoniser le monde et l'homme, et celle qui consent
à se révéler telle qu’elle est, consciente de ses limites ? Le poète opère
une distinction entre la pensée entendue dans son acception ordinaire - la pensée
rationnelle, logique, qui s’empare scientifiquement du monde et en laquelle il
ne semble voir qu'un masque, un artifice, (car, trop abstraite, séparée de son support corporel, elle ne lui apprend rien qui réponde à ses
attentes) - et une pensée qui n'a plus grand-chose à voir avec ce qu'on désigne
habituellement par faculté, mais pour
laquelle le poète éprouve une secrète préférence : l'impuissance que l'on
vient de décrire apparaît ainsi, à travers les propos de Supervielle, comme
le revers d'une médaille - pour
reprendre une image qui lui est chère (« La plupart du temps je vois Dieu et
le Diable comme l'envers d'une même médaille gravée dans la nuit des temps
par l'éternelle anxiété de l'homme. » [7])
Aussi le
poète préfère-t-il au nom factice de la pensée celui de la croyance
; c'est là une connaissance du monde intuitive, affective et, surtout, incertaine. Plus exactement, la faculté
de penser telle qu'il la conçoit participe de cette croyance :
Je
cherche d'autant plus ma pensée qu'il m'en coûte beaucoup d'abandonner une
croyance même très ancienne parce que je suis secrètement épris de tout ce
qui me touche et ne sépare jamais complètement ce qui m'a touché. [8]
[1] Le Corps tragique, p. 652-653.
II - Extraits du tome 2 : Une autre connaissance.
Premier extrait : La lumière de l'oubli.
(...) On aurait tort de penser que cette oublieuse mémoire est une force purement négatrice. Elle est en réalité la mémoire d'un monde caché, mémoire de l'envers des choses, de ce particulier qui ne laisse pas saisir par un langage dont la propension coutumière est à la généralisation. Tout ce qui « doute sur sa tige » veut se replier sur soi-même, devenir imperceptible à la banale faculté de remémoration, afin de protéger tous les possibles que recèle pour lui une autre manière d'apparaître. A propos de la mémoire dans l'oeuvre de Supervielle, Maurice Blanchot écrit : "L'oubli est la vigilance même de la mémoire, la puissance gardienne grâce à laquelle se préserve le caché des choses et grâce à laquelle les hommes [...] reposent dans le caché d'eux-mêmes." [1]
Est entré en action le monde inconscient du phantasme, pour délivrer le poète du langage institué et de la mémoire convenue. Non que Supervielle s'y abandonne, on le sait. Mais les images de l'univers qui visitent la page du poète sont les produits d'une élaboration mi-consciente, mi-inconsciente : "Il n'est pas de poésie pour moi sans une certaine confusion au départ. Je tâche d'y mettre des lumières sans faire perdre sa vitalité à l'inconscient." [2]
Vitalité : telle est bien la caractéristique essentielle de l'oubli, qui empêche que s'affadisse et s'exténue la présence des êtres que nous faisons advenir dans le langage. Celle-ci doit au contraire recevoir du poète la liberté de s'épanouir sur le mode paradoxal de l'incertitude. Plénitude vacante, favorisée par le soleil d'oubli. (...)
Second extrait : Apprivoiser la mort.
(...)
Ainsi les miroirs de l’eau, de la forêt ou du ciel nous proposent-ils un pays
étrange et innommable, où les défunts
sortent de leur linceul pour errer indéfiniment. Ce pays de la mort est un lieu
gouverné par l’oxymore : il échappe à nos représentations habituelles du
monde tout en s’inscrivant dans une géographie imaginaire qui le différencie
du néant. La mort d’autrui est apprivoisée par le poète sans que pour
autant celui-ci s’en empare par l’écriture : apprivoisée, en effet, ne
signifie pas domestiquée. Il s’agit seulement, pour reprendre l’heureuse
expression de Paul Lecoq, de rendre la mort presque
hospitalière. Dans le poème intitulé « 47 boulevard Lannes » [1],
où la rue du domicile de Supervielle se projette sur le miroir du ciel, bien
loin de notre ici-bas, le poète « reste seul avec [ses] os / Dont [il]
enten[d] les blancheurs confuses ». [2]
(...)
Troisième extrait : Communier avec le monde.
(...) "Rêver,
c’est oublier la matérialité de son corps, confondre en quelque sorte le
monde extérieur et l’intérieur. [...] Je rêve toujours un peu ce que je
vois [...] : quand je vais dans la campagne le paysage me devient presque tout
de suite intérieur par je ne sais quel glissement du dehors vers le dedans,
j’avance comme dans mon propre monde mental." [1]
Un
double mouvement se dégage de cette conception du rêve, qui est, on le sait,
un agent essentiel de la connaissance poétique selon Supervielle : si le dehors
glisse vers le dedans, c’est-à-dire si le monde extérieur se laisse annexer
par la conscience du sujet écrivant, ce n’est pas pour être possédé par
celle-ci. Car l’intériorité du poète s’ouvre réciproquement
à l’univers du dehors, comme aimantée par lui : la limite infranchissable
qu’imposait « la matérialité » du corps s’efface sous l’action d’une
ouverture infinie de la conscience qui communique avec le monde extérieur
jusqu’à se « confondre » avec lui. Il y a donc interpénétration entre l’intimité du sujet et l’extériorité
de l’objet de sa connaissance.
Les
lignes quelque peu théoriques qui viennent d’être citées correspondent à
ce que nous suggère la lecture de nombreux poèmes. Il est aisé de montrer
combien ce mouvement d’interpénétration s’exprime dans tous les cas, que
l’objet initial de l’observation soit l’univers extérieur ou le monde intérieur.
Ainsi l’univers du dehors s’anime-t-il d’une énergie propre à la
conscience du poète : la mer, par exemple, est « tout ce que nous aurions
voulu faire et n’avons pas fait [...] » [2] ; les étoiles du « Haut
ciel » [3]
sont « De soi-même prisonnières » comme le forçat
innocent et leur mémoire « brûle », aussi oublieuse que celle du poète.
Inversement, la subjectivité rompt ses propres digues, creuse son espace intime
à l’infini pour accueillir tout l’univers extérieur. Microcosme abritant
un macrocosme : "Ici
l’univers est à l’abri dans la profonde température de l’homme / Et les
étoiles délicates avancent de leurs pas célestes [...]" [4].
Dans
les deux cas, l’extérieur et l’intérieur ne peuvent plus être distingués
l’un de l’autre.
Nous
ne saurions reconnaître dans ces derniers vers le résultat d’une exploration
intérieure destinée à élaborer une connaissance méthodique, apparentée à
la démarche scientifique : la poésie de Supervielle nous paraît précisément
échapper aux pièges d’une prétendue objectivité. Si elle approfondit
d’une manière aussi démesurée l’intimité du sujet écrivant, n’est-ce
pas au contraire pour le délivrer de la clôture que suppose toute
introspection ? Celle-ci n’ayant d’autre finalité que l’extraversion
: remarquable renversement qu’on aurait tort de sous-estimer. (...)
Quatrième extrait : La sympathie entre le je et son double.
"Qu'un moi lointain nous aide à refaire le monde / Poussant vers nous la terre et les mers vagabondes !" [1]
Qu'est-ce que ce « moi lointain », qui n'est pas un objet de connaissance en ce qu'il est perçu comme une instance active, sinon l’ensemble de ces impulsions profondes permettant au poète d'instaurer une relation plus satisfaisante avec l'univers ? Il est cette partie de lui-même qui détient la connaissance, qui est capable de « saisir » les choses et les êtres, de détruire les barrières que le langage institué bâtit entre les éléments de l'univers. Part toujours obscure, cependant, qui ne révélera rien au je de son pouvoir :
Maintenant
c'est le trésor [...] /Le trésor qui reparaît [...] / Comme j'allonge la main
/ C'est mon double qui le prend /Me regardant fixement /Comme quelqu’un qui
sait bien, Mais je ne sais toujours rien / De ce qu'attendent de moi /Ces images
sans emploi. [2]
Pour que ce double puisse l'aider, il faut donc que le je lui tende fraternellement la main sans pour autant se laisser dévorer par lui. (...)
C'est pourquoi l'énonciation, très souvent, se dédouble tout en préservant l'altérité que suppose la relation, au sein même de l’instance constituée par le sujet écrivant, entre un je et un tu (ou entre un je et un il, ou encore entre deux je). Cette oscillation est la condition nécessaire d’un accès de celui qui écrit à l'existence poétique. On a déjà pu le constater : les dialogues ne manquent pas, qui mettent en scène deux interlocuteurs anonymes, dont on devine seulement qui est le je et qui est son autre, mais qui ne se confondent jamais. Dans cette perspective, relisons ces quelques vers : "[...] Je suis seul sur la Terre / (Je suis là près de vous) / Peut-on être si seul / (Je le suis plus que vous) [...]" [4].
Qu'il
y ait souvent rivalité entre le je et son double ne nuit pas à leur
collaboration : l'alter ego est à apprivoiser, il se tient constamment à
distance du je ; et tout l'effort d'écriture consiste en l'occurrence, pour le
locuteur, à accepter cette étrangeté de l'autre lui-même, à tolérer que
parfois celle-ci le submerge, l'enveloppe d'une immense incertitude (...).
Cinquième extrait : la sympathie entre le
lecteur et le poète
Une rude tâche attend donc
le critique : au lieu de se pencher sur le message qui lui est offert - auquel
cas il lui suffirait de savoir classer, répertorier, analyser, décrypter, en
un mot : quadriller, pour mieux la figer, l’oeuvre du poète -, il lui faut se
mettre à l’écoute la qualité différentielle
du texte (pour reprendre une expression de Francis Ponge qui évoque, à
titre d’exemple, une noix, alors qu’il dénonce dans la poésie « le magma
analogique brut » [1]).
Le poète implore un vague interlocuteur, qui pourrait bien être cet autre qui
le lit : « Ecoutez : c’est mon nom que j’entends, qu’elle crie. » [2] Ecouter le nom du poète, n’est-ce pas pour le lecteur reconnaître
dans le langage l’empreinte singulière
du sujet écrivant ? Et celui-ci ne cesse de réitérer cette prière : « Ecoute,
apprendras-tu à m’écouter de loin [...] » [3].
Il est bel et bien question
d’un apprentissage. Découvrons ici
la nécessaire humilité du critique, égale à la modestie revendiquée par le
poète. Le lecteur doit constamment se tenir, en bon équilibriste, sur le fil ténu
qui sépare le registre du savoir de
celui de la pure et simple répétition du
texte. Ces deux attitudes constituant les deux tentations principales
auxquelles, sans répit, il se doit de résister.
Contre la tentation du
savoir, qui viserait à maîtriser le texte de la même manière que le langage
courant cherche à posséder le monde, que peut faire le lecteur ? Il est
condamné, tout comme le poète, à n’avancer, à n’affirmer qu’en effaçant,
à rencontrer d’apparentes contradictions et à les reconnaître comme paradoxes. Son prétendu savoir se
nourrit, comme celui du poète, d’un manque fondamental, toujours renouvelé.
C’est dans cette pauvreté, ce dénuement obscur que son langage a quelque
chance de rencontrer celui du poète. De lui faire écho. Voici ce que le
lecteur pourrait dire de son geste lorsqu'il est confronté au texte, une fois
qu’il a accepté de se plonger « Au plus noir de la nuit » [4]
(c’est le « double » du poète qui s’exprime) :
Même
au fond du sommeil je monte le chercher,
Une « solitude »,
(celle du lecteur), vient en rejoindre une autre. Lorsqu’on examine les différentes
versions de ce poème, on constate que Supervielle a hésité sur le choix de
l'adjectif possessif précédant le mot « solitude » ; ayant d’abord écrit
: « Au plus noir de la nuit il ne peut rien cacher / De ce qui fait sa
nuit avec sa solitude », il remplace cette dernière expression par « ma
solitude » [5].
Dans ce langage prudent, tâtonnant, du critique, le texte consent à laisser émerger
une image généreuse de lui-même. Mais que peut éclairer le lecteur, sinon la
nuit elle-même ? C’est la nuit textuelle qui se donne à lire et
le lecteur est renvoyé à ses propres limites, voué qu’il est à ne montrer
rien de plus que cette obscurité où s’atténue la signification. Car tenter
d’expliquer le poème à l’aide des catégories distribuées par la raison,
c’est s’exposer à détruire le secret informulable où s’exprime la poésie
: toute « parole de trop / Précipiterait dans les flots / Ce très
fragile échafaudage » [6]...
Le poète serait fondé à dire à son tour au lecteur ce que l’oiseau lui déclarait
dans un beau dialogue des Amis inconnus :
Laissez-moi
sur ma branche et gardez vos paroles,
Mais, à l’inverse, le
critique doit se garder d’une trop grande timidité qui le pousserait à ne
rien dire du texte poétique. C’est qu’il existe, de sa part, une fascination du texte. Et qui ressemble étrangement
à celle que le poète éprouve pour les êtres muets, habitants de l’univers.
Le lecteur pourrait-il se contenter de dire du texte ce que nous confiait le poète
au sujet de la « mer secrète » [8]
: quand nul ne le regarde, le texte n’est plus le texte ; il est ce que nous sommes lorsque nul ne
nous voit ? Peut-il céder à l’envie - que pour notre part nous avons pu
ressentir - de recopier, de citer tel ou tel texte ou de se fabriquer une petite
anthologie personnelle des poèmes qui l’émeuvent le plus ? En somme, est-il
dans son rôle de n’exprimer que son plaisir du texte ?
La frustration serait
grande, qui résulterait d’un tel comportement. Le poème nous est ouvert
comme une « place publique » [9].
Certes, on s’en souvient, le poète entendait en chasser quelques « soldats
» aux « regards glacés » et « choisir tous ceux à qui [il] ser[t]
d’asile [...] ». Mais n’invitait-il pas ailleurs tous ceux qui le désiraient
à entrer « au milieu de [s]on poème » [10]
? Ne choisit-il pas, en réalité, tous ceux qui souhaitent véritablement le
rencontrer ? Et comment y parvenir, sinon en acceptant de franchir la clôture où
le poème menace de s’enfermer pour y périr ? Car la sacralisation du texte
représente un péril pour son dynamisme interne.
Entre ces deux antipodes,
il incombe au lecteur de faire advenir dans sa plénitude le texte du sujet écrivant
tout en faisant bénéficier celui-ci d’une véritable altérité : il lui
faut allier subjectivité et rigueur d’analyse, affirmation de soi et
reconnaissance de l’autre, assertion
et faculté de suspendre l’assertion. Ne dire que ce qui est
susceptible d’ensemencer l’obscurité du texte, comme ces « germes
espacés » [11],
ce « pollen vaporeux » venus visiter la « nuit frappée de cécité » ;
aider cette obscurité à accomplir les métamorphoses qu’elle met en œuvre
vis-à-vis du langage convenu.
Le dire du critique n’est
ainsi qu’une petite lueur condamnée à s’éteindre à peine allumée ou à
scintiller faiblement : il
ressemble aux « feux intimes et tremblants » [12]
de la nuit, à ces étoiles complices qui « comprennent » [13]
la langue du poète et « fournissent des paroles » à sa pensée car
elles sont - qualité primordiale - « familières des distances ». Il est
fait, comme le poème lui-même, de ces « mots chuchotants » [14]
qu’on voit « çà et là luire » dans la nuit du texte.
[1] Méthodes, Gallimard, 1961, p. 36. [2] Le Forçat innocent, p. 251. [3] Ibid., p. 255.
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