EXTRAITS DE MON ESSAI SUR LA CONNAISSANCE POETIQUE DANS L'OEUVRE DE SUPERVIELLE

 

I - Extraits du tome 1 : Le renoncement au savoir.

Premier extrait : La nécessité de renoncer au savoir

Le besoin d'écrire chez Supervielle est né d'une tragédie existentielle : la mort de ses parents, survenue peu après sa naissance et tardivement découverte. Dès l'instant de cette révélation, le petit garçon qu'il est encore s'empare d'une plume ; modestement, certes. Mais il ne lâchera plus, jusqu'à sa propre mort, cet instrument salvateur.

Ecrire, dès l'origine, se confond ainsi avec la recherche d'un apaisement, qu'exige l'acuité de l'angoisse éprouvée. Celle-ci se découvrant par la suite d'autres objets que la mort. Cette entreprise revêt à l'évidence une forme   cognitive : pour estomper une douleur, pour atténuer l'intolérable sentiment de l'absurde, il faut bien commencer par connaître.

Ici s'ébauche une contradiction essentielle. Il est plusieurs manières de connaître : la première, celle qui s'impose d'emblée à l'esprit, enquête sur les causes et les modalités ; elle cherche à comprendre un phénomène afin de le maîtriser mentalement. Elle veut que la douleur devienne une proie pour l'intellect. Grande était cette tentation, qu'il nous semble déceler parfois, de se confronter au mal pour le terrasser définitivement. Vaine tentative. Car c'était pour le poète le moyen le plus sûr de retourner à l'absurde. Très vite, en effet, il lui fallut éprouver l'inanité du  savoir : issue d'une impuissance ressentie devant un mal dénué de tout sens, son angoisse semble d'autant plus profonde qu'il cherche à la dompter. Le voici bien vite aux prises avec le vertige de l'espace et de l'esprit, la hantise de la folie.

Un début de solution s'esquisse alors, qui fait glisser la contradiction vers le paradoxe en installant au coeur des textes poétiques un certain agnosticisme : le poète veut désormais « vivre sans prendre ombrage de tant d'ombre. » (...)

Ce geste de dénégation - bien souvent explicite - n'est pas ici une défaite. Bien au contraire ; il signale une prise de conscience essentielle, témoigne d'une lucidité nécessaire à une redéfinition de la quête poétique : s'il consent, sans en « prendre ombrage », à reconnaître l'ombre qui envahit son univers, c'est, précise-t-il, « en attendant »... Le poète trace en creux les conditions d'une connaissance différente, non encore définie, à peine pressentie, mais qui doit commencer par ce refus des sentiers battus du savoir et des langages convenus. La recherche cognitive prend donc sa source « En pays étranger » [1], du côté de l'ignorance et de l'oubli. Salutaire plongée dans le Léthé : cette sorte de baptême permet à celui qui écrit de se révéler poète. (...)

[1] Le Forçat innocent, p. 273.

Second extrait : Accepter le mystère de la mort. 

(...) La confrontation entre la parole et la mort débouche sur l'impasse de la signification : tel est le « peu de vérité » [1] que la plume exigeante du poète est parvenue à formuler ; pour circonscrire la mort dans le langage, il lui faut tracer « D’obscurs escaliers / Béants tout d’un coup / Sur l’éternité » [2], images d’un trajet qui ne mène nulle part, sinon à un immuable néant cosmique. La mort ne trouve son lieu en aucune représentation digne de ce nom. Le trépas constitue un espace absolument inhabitable, vertical et abrupt comme des « murs aux sévères épaules » [3] ou horizontal tel « un sol nuageux »  [4] sur lequel les « yeux » du poète « ne voient pas les empreintes de Dieu ». Se défaire du discours religieux équivaut pour la parole poétique à rendre la mort à son étrangeté foncière et à installer un voile opaque dans le mouvement même où elle revendique la transparence. (...)

Plus le poète cherche à trouer cette frontière nébuleuse, plus il se voit en effet forcé de la désigner, de la reconnaître. Les chiens qui l’accompagnent, ces messagers de « l’au-delà », encore appelés « chasseurs d’univers », peuvent bien être qualifiés de « Doctes » ; ils ne pourront pourtant lui faire connaître l’hypothétique arrière-pays qui s’étend par delà cette ligne  interdite : de leur voyage aux confins de l’existence, ils ne rapporteront qu’une « histoire confuse », « sans un mot de la langue ou la lèvre ».

La quête d’un savoir sur la mort se réduit ainsi à l’approfondissement d’une ignorance. La mort elle-même n'est-elle pas la seule détentrice de tout savoir ? "Je ne saurai rien encore / Que laisser passer la mort / Qui doit être la première / A savoir, et la dernière." [11]  (...)

[1] 1939-1945, p. 425. [2] Ibid., p. 418. [3] Le Forçat innocent, « Autour de moi… », p. 280. [4] Ibid., « Sans Dieu », p. 263. [5] Naissances, p. 561. [6] Ibid., p. 567. [7] Le Forçat innocent, « Sans Dieu », p. 265. [8] L’Escalier, « Hommage aux Lévriers du ciel », p. 586. [9] Le Forçat innocent, « Sans Dieu », p. 263. [10] L’Escalier, « Hommage aux Lévriers du ciel », p. 585 et 586. [11] Le Forçat innocent, « L’Emigrant », p. 291. 

 

Troisième extrait : L'inaccessible moi

(...) Ce moi profond est insondable ; telle est la seule vérité que le poète ait pu arracher aux ténèbres. Un chaos clandestin y règne, d'autant plus angoissant qu'il est dissimulé. Et n’est en réalité que le prolongement de ce rideau charnel que le poète nous a décrit, à défaut de pouvoir le trouer.

S’esquisse tout d’abord l’image d’un labyrinthe, en accord avec le tissu serré et inextricable de la peau ; de lui-même, le poète nous fait découvrir un paysage enchevêtré où s’efface tout point de repère : « la brousse de l'être » [1]. Parfois, il s'y voit « paraître », cependant. Mais ces révélations sur soi-même, outre le fait qu'elles sont rarement et fugitivement avouées, ne permettent pas de construire un monde intérieur harmonieux, doué de stabilité et habitable. Au sujet de ses intimes contrées, le poète en sait autant - c'est-à-dire presque rien - que le coeur, son alter ego, pourtant mieux situé que lui : " Ce coeur dont je suis l’hôte, / Il ne sait rien de moi / Que des régions sauvages." [2]

 Le moi porte en lui, embrumé d’incertitude, un paysage souvent présenté comme marin et désertique, déchiqueté de solitude, dépourvu de lumière et hanté par les énigmatiques figures de l'inconscient : "Ton sol intérieur est là avec ses golfes et ses terres sans merci, [...] / Tu regardes passer tes propres falaises où tu ne vois pas âme qui vive /Mais parfois des silhouettes noires prises de grande panique /Comme les souvenirs éperdus d'une tête qu'on vient de trancher." [3]

 Cette tête tranchée ne signale-t-elle pas le retrait, dans cette investigation du moi, de la conscience claire qui habite à l'ordinaire une tête solidement implantée sur les épaules ? (...)

[1] Débarcadères, « Plus de trente ans… », p. 153. [2] Le Forçat innocent, « Cœur », p. 238. [3] La Fable du monde, p. 381-382.

Quatrième extrait : La pensée ténébreuse

Reniant les facultés sensorielles conçues dans leur acception habituelle, le poète se tourne vers son cerveau pour l'interroger à son tour. Au terme de son oeuvre, à la fin de son dernier recueil, lorsqu'il est amené à réfléchir rétrospectivement sur ce thème, il met en avant une contradiction de poète qui relègue apparemment la pensée dans un rôle secondaire : « Il m'arrive souvent de me dire que le poète est celui qui cherche sa pensée et redoute de la trouver. » [1] Un peu plus bas, il ajoute ceci : « [...] la pensée abstraite vieillit ou se dissipe [...] ».

Dans une note parue parmi d'autres dans la Nouvelle Revue Française, on observe que le cerveau est dénigré, déchu de son habituel piédestal et ramené au rang des autres organes, y compris les moins nobles d'entre eux :

C'est une erreur de croire que le cerveau avec ses méninges est le seul organe penseur de l'homme. Et qui vous dit que les reins, l'estomac, les intestins tout recroquevillés sur eux-mêmes ne pensent aussi ? [2]

Revenant sur ce sujet un peu plus loin, Supervielle choisit cette fois la forme de l'aphorisme poétique pour proposer une nouvelle métaphore du cerveau, présenté comme un organe séparé du reste du corps, enfermé dans une abstraction dangereuse pour le mécanisme corporel :

Des compartiments ou plutôt des wagons entiers de lui-même ignoraient absolument ce qui se passait dans les wagons voisins de sa propre cervelle. [3]

Ces réticences à l'égard des facultés pensantes de l'homme se retrouvent dans nombre de poèmes. L'esprit y oscille entre sa tentation de comprendre le monde par la pensée et ses aveux d'impuissance : désireux de capturer le jour qui point, un homme (qui ressemble au poète) « croit le recueillir dans son obscur cerveau » [4]. Or, quelle pensée est la sienne ? Par delà l'apparence ordonnée qu'elle se donne, l'écriture nous la montre fragmentaire, aussi imprévisible que l'invisible mutinerie des organes, incohérente, bientôt paralysée :

Et l'on dirait qu'il pense au moyen des lézards, / (…)

Que reste-t-il de cette pensée à laquelle, tant bien que mal, s'agrippait le poète ? Une vaste ignorance, que les poèmes, inlassablement, s'obstinent à désigner :

[...] je ne suis qu'un homme qui reconnaît mal son cerveau [...]. [5]

C'est tout ce que je sais, / Nul n'en sait davantage. [6]

   

N'est-il pas en réalité deux formes de pensée : celle qui croit, à tort, harmoniser le monde et l'homme, et celle qui consent à se révéler telle qu’elle est, consciente de ses limites ? Le poète opère une distinction entre la pensée entendue dans son acception ordinaire - la pensée rationnelle, logique, qui s’empare scientifiquement du monde et en laquelle il ne semble voir qu'un masque, un artifice, (car, trop abstraite, séparée de son support corporel, elle ne lui apprend rien qui réponde à ses attentes) - et une pensée qui n'a plus grand-chose à voir avec ce qu'on désigne habituellement par faculté, mais pour laquelle le poète éprouve une secrète préférence : l'impuissance que l'on vient de décrire apparaît ainsi, à travers les propos de Supervielle, comme le revers d'une médaille - pour reprendre une image qui lui est chère (« La plupart du temps je vois Dieu et le Diable comme l'envers d'une même médaille gravée dans la nuit des temps par l'éternelle anxiété de l'homme. » [7])

Aussi le poète préfère-t-il au nom factice de la pensée celui de la  croyance ; c'est là une connaissance du monde intuitive, affective et, surtout, incertaine. Plus exactement, la faculté de penser telle qu'il la conçoit participe de cette croyance :

Je cherche d'autant plus ma pensée qu'il m'en coûte beaucoup d'abandonner une croyance même très ancienne parce que je suis secrètement épris de tout ce qui me touche et ne sépare jamais complètement ce qui m'a touché. [8]


[1] Le Corps tragique, p. 652-653.

 

II - Extraits du tome 2 : Une autre connaissance.

Premier extrait : La lumière de l'oubli.

(...) On aurait tort de penser que cette oublieuse mémoire est une force purement négatrice. Elle est en réalité la mémoire d'un monde caché, mémoire de l'envers des choses, de ce particulier qui ne laisse pas saisir par un langage dont la propension coutumière est à la généralisation. Tout ce qui « doute sur sa tige » veut se replier sur soi-même, devenir imperceptible à la banale faculté de remémoration, afin de protéger tous les possibles que recèle pour lui une autre manière d'apparaître. A propos de la mémoire dans l'oeuvre de Supervielle, Maurice Blanchot écrit : "L'oubli est la vigilance même de la mémoire, la puissance gardienne grâce à laquelle se préserve le caché des choses et grâce à laquelle les hommes [...] reposent dans le caché d'eux-mêmes." [1]

Est entré en action le monde inconscient du phantasme, pour délivrer le poète du langage institué et de la mémoire convenue. Non que Supervielle s'y abandonne, on le sait. Mais les images de l'univers qui visitent la page du poète sont les produits d'une élaboration mi-consciente, mi-inconsciente : "Il n'est pas de poésie pour moi sans une certaine confusion au départ. Je tâche d'y mettre des lumières sans faire perdre sa vitalité à l'inconscient." [2]

Vitalité : telle est bien la caractéristique essentielle de l'oubli, qui empêche que s'affadisse et s'exténue la présence des êtres que nous faisons advenir dans le langage. Celle-ci doit au contraire recevoir du poète la liberté de s'épanouir sur le mode paradoxal de l'incertitude. Plénitude vacante, favorisée par le soleil d'oubli. (...)

[1] La Nouvelle Revue Française, n° 94, « Oublieuse mémoire », 1960, p. 747. [2] Naissances, p. 561.

Second extrait : Apprivoiser la mort.

(...) Ainsi les miroirs de l’eau, de la forêt ou du ciel nous proposent-ils un pays étrange et innommable, où les défunts sortent de leur linceul pour errer indéfiniment. Ce pays de la mort est un lieu gouverné par l’oxymore : il échappe à nos représentations habituelles du monde tout en s’inscrivant dans une géographie imaginaire qui le différencie du néant. La mort d’autrui est apprivoisée par le poète sans que pour autant celui-ci s’en empare par l’écriture : apprivoisée, en effet, ne signifie pas domestiquée. Il s’agit seulement, pour reprendre l’heureuse expression de Paul Lecoq, de rendre la mort presque hospitalière. Dans le poème intitulé « 47 boulevard Lannes » [1], où la rue du domicile de Supervielle se projette sur le miroir du ciel, bien loin de notre ici-bas, le poète « reste seul avec [ses] os / Dont [il] enten[d] les blancheurs confuses ». [2] (...)

[1] Gravitations, p. 166. [2] Ibid., p. 167.

Troisième extrait : Communier avec le monde.

(...) "Rêver, c’est oublier la matérialité de son corps, confondre en quelque sorte le monde extérieur et l’intérieur. [...] Je rêve toujours un peu ce que je vois [...] : quand je vais dans la campagne le paysage me devient presque tout de suite intérieur par je ne sais quel glissement du dehors vers le dedans, j’avance comme dans mon propre monde mental." [1]

 Un double mouvement se dégage de cette conception du rêve, qui est, on le sait, un agent essentiel de la connaissance poétique selon Supervielle : si le dehors glisse vers le dedans, c’est-à-dire si le monde extérieur se laisse annexer par la conscience du sujet écrivant, ce n’est pas pour être possédé par celle-ci. Car l’intériorité du poète s’ouvre réciproquement à l’univers du dehors, comme aimantée par lui : la limite infranchissable qu’imposait « la matérialité » du corps s’efface sous l’action d’une ouverture infinie de la conscience qui communique avec le monde extérieur jusqu’à se « confondre » avec lui. Il y a donc interpénétration entre l’intimité du sujet et l’extériorité de l’objet de sa connaissance.

Les lignes quelque peu théoriques qui viennent d’être citées correspondent à ce que nous suggère la lecture de nombreux poèmes. Il est aisé de montrer combien ce mouvement d’interpénétration s’exprime dans tous les cas, que l’objet initial de l’observation soit l’univers extérieur ou le monde intérieur. Ainsi l’univers du dehors s’anime-t-il d’une énergie propre à la conscience du poète : la mer, par exemple, est « tout ce que nous aurions voulu faire et n’avons pas fait [...] » [2] ; les étoiles du « Haut ciel » [3] sont « De soi-même prisonnières » comme le forçat innocent et leur mémoire « brûle », aussi oublieuse que celle du poète. Inversement, la subjectivité rompt ses propres digues, creuse son espace intime à l’infini pour accueillir tout l’univers extérieur. Microcosme abritant un macrocosme : "Ici l’univers est à l’abri dans la profonde température de l’homme / Et les étoiles délicates avancent de leurs pas célestes [...]" [4].  Dans les deux cas, l’extérieur et l’intérieur ne peuvent plus être distingués l’un de l’autre.

Nous ne saurions reconnaître dans ces derniers vers le résultat d’une exploration intérieure destinée à élaborer une connaissance méthodique, apparentée à la démarche scientifique : la poésie de Supervielle nous paraît précisément échapper aux pièges d’une prétendue objectivité. Si elle approfondit d’une manière aussi démesurée l’intimité du sujet écrivant, n’est-ce pas au contraire pour le délivrer de la clôture que suppose toute introspection ? Celle-ci n’ayant d’autre finalité que l’extraversion : remarquable renversement qu’on aurait tort de sous-estimer. (...)

[1] Naissances, p. 559. [2] Oublieuse mémoire, « La Mer », p. 516.[3] Gravitations, p. 183. [4] La Fable du monde, p. 374.

Quatrième extrait : La sympathie entre le je et son double.

"Qu'un moi lointain nous aide à refaire le monde / Poussant vers nous la terre et les mers vagabondes !" [1]

Qu'est-ce que ce « moi lointain », qui n'est pas un objet de connaissance en ce qu'il est perçu comme une instance active, sinon l’ensemble de ces impulsions profondes permettant au poète d'instaurer une relation plus satisfaisante avec l'univers ? Il est cette partie de lui-même qui détient la connaissance, qui est capable de  « saisir » les choses et les êtres, de détruire les barrières que le langage institué bâtit entre les éléments de l'univers. Part toujours obscure, cependant, qui ne révélera rien au je de son pouvoir : 

Maintenant c'est le trésor [...] /Le trésor qui reparaît [...] / Comme j'allonge la main / C'est mon double qui le prend /Me regardant fixement /Comme quelqu’un qui sait bien, Mais je ne sais toujours rien / De ce qu'attendent de moi /Ces images sans emploi. [2]

Pour que ce double puisse l'aider, il faut donc que le je lui tende fraternellement la main sans pour autant se laisser dévorer par lui. (...)

C'est pourquoi l'énonciation, très souvent, se dédouble tout en préservant l'altérité que suppose la relation, au sein même de l’instance constituée par le sujet écrivant, entre un je et un tu (ou entre un je et un il, ou encore entre deux je). Cette oscillation est la condition nécessaire d’un accès de celui qui écrit à l'existence poétique. On a déjà pu le constater : les dialogues ne manquent pas, qui mettent en scène deux interlocuteurs anonymes, dont on devine seulement qui est le je et qui est son autre, mais qui ne se confondent jamais. Dans cette perspective, relisons ces quelques vers : "[...] Je suis seul sur la Terre / (Je suis là près de vous) / Peut-on être si seul / (Je le suis plus que vous) [...]" [4].

Qu'il y ait souvent rivalité entre le je et son double ne nuit pas à leur collaboration : l'alter ego est à apprivoiser, il se tient constamment à distance du je ; et tout l'effort d'écriture consiste en l'occurrence, pour le locuteur, à accepter cette étrangeté de l'autre lui-même, à tolérer que parfois celle-ci le submerge, l'enveloppe d'une immense incertitude (...).  

[1] L’Escalier, p. 587. [2] A la nuit, p. 481. [3] Gravitations, p. 167. [4] Les Amis inconnus, « Alter ego », p. 339. [5] Le Forçat innocent, « En pays étranger », p. 273.

Cinquième extrait : la sympathie entre le lecteur et le poète

Une rude tâche attend donc le critique : au lieu de se pencher sur le message qui lui est offert - auquel cas il lui suffirait de savoir classer, répertorier, analyser, décrypter, en un mot : quadriller, pour mieux la figer, l’oeuvre du poète -, il lui faut se mettre à l’écoute la qualité différentielle du texte (pour reprendre une expression de Francis Ponge qui évoque, à titre d’exemple, une noix, alors qu’il dénonce dans la poésie « le magma analogique brut » [1]). Le poète implore un vague interlocuteur, qui pourrait bien être cet autre qui le lit : « Ecoutez : c’est mon nom que j’entends, qu’elle crie. » [2] Ecouter le nom du poète, n’est-ce pas pour le lecteur reconnaître dans le langage l’empreinte singulière du sujet écrivant ? Et celui-ci ne cesse de réitérer cette prière : « Ecoute, apprendras-tu à m’écouter de loin [...] » [3].

Il est bel et bien question d’un apprentissage. Découvrons ici la nécessaire humilité du critique, égale à la modestie revendiquée par le poète. Le lecteur doit constamment se tenir, en bon équilibriste, sur le fil ténu qui sépare le registre du savoir de celui de la pure et simple répétition du texte. Ces deux attitudes constituant les deux tentations principales auxquelles, sans répit, il se doit de résister.

Contre la tentation du savoir, qui viserait à maîtriser le texte de la même manière que le langage courant cherche à posséder le monde, que peut faire le lecteur ? Il est condamné, tout comme le poète, à n’avancer, à n’affirmer qu’en effaçant, à rencontrer d’apparentes contradictions et à les reconnaître comme paradoxes. Son prétendu savoir se nourrit, comme celui du poète, d’un manque fondamental, toujours renouvelé. C’est dans cette pauvreté, ce dénuement obscur que son langage a quelque chance de rencontrer celui du poète. De lui faire écho. Voici ce que le lecteur pourrait dire de son geste lorsqu'il est confronté au texte, une fois qu’il a accepté de se plonger « Au plus noir de la nuit » [4] (c’est le « double » du poète qui s’exprime) :

Même au fond du sommeil je monte le chercher, / A pas de loup, craignant de lui paraître rude / Et je l’éclaire avec mon électricité / Délicate, qui ne saurait l’effaroucher [...].

Une « solitude », (celle du lecteur), vient en rejoindre une autre. Lorsqu’on examine les différentes versions de ce poème, on constate que Supervielle a hésité sur le choix de l'adjectif possessif précédant le mot « solitude » ; ayant d’abord écrit : « Au plus noir de la nuit il ne peut rien cacher / De ce qui fait sa nuit avec sa solitude », il remplace cette dernière expression par « ma solitude » [5]. Dans ce langage prudent, tâtonnant, du critique, le texte consent à laisser émerger une image généreuse de lui-même. Mais que peut éclairer le lecteur, sinon la nuit elle-même ? C’est la nuit textuelle qui se donne à lire et le lecteur est renvoyé à ses propres limites, voué qu’il est à ne montrer rien de plus que cette obscurité où s’atténue la signification. Car tenter d’expliquer le poème à l’aide des catégories distribuées par la raison, c’est s’exposer à détruire le secret informulable où s’exprime la poésie : toute « parole de trop / Précipiterait dans les flots / Ce très fragile échafaudage » [6]... Le poète serait fondé à dire à son tour au lecteur ce que l’oiseau lui déclarait dans un beau dialogue des Amis inconnus  :

Laissez-moi sur ma branche et gardez vos paroles, / Je crains votre pensée comme un coup de fusil. [7]

Mais, à l’inverse, le critique doit se garder d’une trop grande timidité qui le pousserait à ne rien dire du texte poétique. C’est qu’il existe, de sa part, une fascination du texte. Et qui ressemble étrangement à celle que le poète éprouve pour les êtres muets, habitants de l’univers. Le lecteur pourrait-il se contenter de dire du texte ce que nous confiait le poète au sujet de la « mer secrète » [8] : quand nul ne le regarde, le texte n’est plus le texte ; il est ce que nous sommes lorsque nul ne nous voit ? Peut-il céder à l’envie - que pour notre part nous avons pu ressentir - de recopier, de citer tel ou tel texte ou de se fabriquer une petite anthologie personnelle des poèmes qui l’émeuvent le plus ? En somme, est-il dans son rôle de n’exprimer que son plaisir du texte ?

La frustration serait grande, qui résulterait d’un tel comportement. Le poème nous est ouvert comme une « place publique » [9]. Certes, on s’en souvient, le poète entendait en chasser quelques « soldats » aux « regards glacés » et « choisir tous ceux à qui [il] ser[t] d’asile [...] ». Mais n’invitait-il pas ailleurs tous ceux qui le désiraient à entrer « au milieu de [s]on poème » [10] ? Ne choisit-il pas, en réalité, tous ceux qui souhaitent véritablement le rencontrer ? Et comment y parvenir, sinon en acceptant de franchir la clôture où le poème menace de s’enfermer pour y périr ? Car la sacralisation du texte représente un péril pour son dynamisme interne.

Entre ces deux antipodes, il incombe au lecteur de faire advenir dans sa plénitude le texte du sujet écrivant tout en faisant bénéficier celui-ci d’une véritable altérité : il lui faut allier subjectivité et rigueur d’analyse, affirmation de soi et reconnaissance de l’autre, assertion et faculté de suspendre l’assertion. Ne dire que ce qui est susceptible d’ensemencer l’obscurité du texte, comme ces « germes espacés » [11], ce « pollen vaporeux » venus visiter la « nuit frappée de cécité » ; aider cette obscurité à accomplir les métamorphoses qu’elle met en œuvre vis-à-vis du langage convenu.

Le dire du critique n’est ainsi qu’une petite lueur condamnée à s’éteindre à peine allumée ou à scintiller  faiblement : il ressemble aux « feux intimes et tremblants » [12] de la nuit, à ces étoiles complices qui « comprennent » [13] la langue du poète et « fournissent des paroles » à sa pensée car elles sont - qualité primordiale - « familières des distances ». Il est fait, comme le poème lui-même, de ces « mots chuchotants » [14] qu’on voit « çà et là luire » dans la nuit du texte.

[1] Méthodes, Gallimard, 1961, p. 36. [2] Le Forçat innocent, p. 251. [3] Ibid., p. 255. [4] 1939-1945, p. 411. [5] Note de Christabel Grare, dans Œuvres poétiques complètes de Supervielle, p. 898. [6] Le Corps tragique, « Le héraut du soleil… », p. 617. [7] Les Amis inconnus, « L’Oiseau », p. 301. [8] « Quand nul ne la regarde, / La mer n'est plus la mer, / Elle est ce que nous sommes / Lorsque nul ne nous voit. » (La Fable du monde, p. 402.) [9] Oublieuse mémoire, « Le monde à pas de loup… », p. 500. [10] La Fable du monde, « Allons, mettez-vous… », p. 391. [11] Gravitations, « Les Germes », p. 184. [12] Les Amis inconnus, p. 346. [13] Ibid., p. 324. [14] Ibid., « La lampe rêvait… », p. 329.

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