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"Jean Decottignies était un universitaire paradoxal. Il a sans doute marqué profondément plusieurs générations d’étudiants — dont certains sont devenus des amis fidèles —, mais il ne fut pas un professeur en ce sens qu’il se refusait résolument à dispenser un savoir, du savoir. S’il fut professeur, ce fut donc d’ambiguïté, de paradoxe, d’oxymore, de féminité, d'hystérie, de simulacre, de métamorphose, d’ironie, de mélancolie, de taciturnité, de fiction enfin – entendez poésie selon la formule de Mallarmé : tous termes critiques doués d’une fonction essentielle dans sa pensée et dans son œuvre, mais aux connotations affectives trop riches pour qu’on puisse avec justesse les baptiser du nom de concepts. C’est qu’une fois pour toutes, Jean Decottignies avait balayé les prétentions des sciences positives comme aussi celles d’une certaine philosophie à déterminer le vrai, dont la perte était pour lui, comme pour Nietzsche, l’objet d’un gai savoir, – le seul auquel il prétendît. En ce sens, pas un de ses articles, pas un de ses livres ne saurait se convertir directement en matière de cours, ou en objet d’enseignement. Bien plutôt, ils invitent tous au geste critique, à cette expérience d’écriture qui est à la fois une aventure et un risque. Une telle position est rare à l’université, car elle s’accommode fort mal des certitudes et des routines que réclament les institutions, voire des honneurs qu’elles dispensent à ceux qui suivent la ligne mélodique principale. Or Jean Decottignies cultivait avec malice et délices l’art de la dissonance.
Plutôt donc que de professer – mais avec une conscience et une exigence de rigueur qui étaient aussi sa marque propre –, Jean Decottignies pratiquait l’exercice de la pensée sur le vif, à l’épreuve des œuvres qu’il aimait, comme enseignant pour les étudiants de son séminaire, mais aussi comme écrivain. Certaines œuvres l’ont accompagné tout au long de sa carrière, pourrait-on dire si le mot ne lui convenait si mal : on pense bien sûr à l’œuvre de Pierre Klossowski, mais aussi à celle de Nietzsche dont le premier fut pour lui l’intercesseur ; à celle des surréalistes et en particulier à l’œuvre d’André Breton ; à celle aussi des écrivains modernes avec lesquels il avait noué un dialogue ininterrompu dans lequel sa propre pensée se vivifiait sans cesse : Blanchot, Foucault, Deleuze. D’autres auteurs encore sont intervenus de façon plus épisodique dans son œuvre, mais néanmoins tout aussi centrale. Car Jean Decottignies ne craignait pas de revendiquer pour lui, à l'instar de Klossowski, la qualité de « monomane » ; et ce sont les mêmes interrogations, toujours reprises sur nouveaux frais, qui habitent son œuvre, et qui tiennent à la mise en évidence de cette irréductible faculté de fiction, ou poésie, qui, à la suite de Nietzsche, ne veut d’autre justification au monde que d’ordre esthétique. Citons, parmi ces écrivains d’élection, Stendhal, Villiers de l’Isle-Adam, Giono, Jouve, Borges, Gombrowicz et, durant les dernières années, Colin Dexter, l’inventeur de l’Inspecteur Morse que l’on sait peut-être, et auquel est consacré son tout dernier ouvrage (à paraître). Tous ses thèmes y sont mis en œuvre en un concert qu’il savait être le dernier. Lui qui aimait la musique avec passion, il a su les orchestrer avec le minimum de moyens nécessaires, comme un compositeur parvenu au sommet de son art. Comme un compositeur enfin, et comme tout artiste, il savait, selon le mot par lui souvent cité de Maurice Blanchot, que l’œuvre « vient du silence et retourne au silence »." |