LES MAITRES ANTIQUES
un portrait énigmatique
Nous ne savons rien de la formation de Socrate. La rencontre avec Parménide que Platon met en scène dans le dialogue du même nom est certainement fictive. On ne sait pas si Parménide vivait encore au milieu du cinquième siècle et Socrate n'était qu'un jeune tailleur de pierres sans doute fort affairé sur les chantiers d'une Athènes en pleine reconstruction. Quelques années plus tard, il sera probablement à l'œuvre sur l'Acropole. En tout cas l'absence de traces de sa vie jusqu'à l'âge de quarante ans montre sans doute qu'il est passé inaperçu; personne n'aura jugé bon de remarquer son comportement. En raison du caractère tardif de sa célébrité, les témoins de sa jeunesse avaient souvent disparu quand il est devenu un personnage public, et il ne semble pas avoir beaucoup parlé de lui à ses disciples. Il a probablement participé à plusieurs campagnes militaires, et on ne sait pas quand il a abandonné son métier pour la philosophie. Sa formation est certainement celle d'un autodidacte, d'autant plus qu'il n'y avait pas encore d'écoles constituées à Athènes, d'où les tournées de ces professeurs itinérants que sont les sophistes, lesquels étaient à peu près de la génération de Socrate, qui n'avait pas les moyens de se payer leurs leçons et se contentait généralement de discuter avec eux après les cours.
Socrate
entre pour nous dans l'histoire vers 430, à l'occasion de circonstances
dramatiques; le siège de Potidée. Cette expédition au nord de la mer Égée
dura deux années terribles pour le contingent athénien, en raison de l'épidémie
de peste qui venait de frapper la cité. Les approvisionnements en furent évidemment
désorganisés, et la maladie elle-même tua les trois quarts des troupes athéniennes.
Socrate sortit indemne de cette épreuve du froid, que les troupes n'étaient
pas équipées pour affronter, de la faim, du combat et de la peste. C'est là
qu'il se lia d'amitié avec le jeune Alcibiade, à qui il sauva la VIe et qui,
à leur retour, dut lui ouvrir la porte de la bonne société athénienne. Le récit
que lui prête Platon, dans le Banquet, montre un Socrate tout à fait étrange.
Insensible au froid, pieds nus même dans la neige, il est en toute saison vêtu
de la même façon. Il supporte la faim sans broncher, ce qui ne l'empêche pas
de manger plus que n'importe qui lorsque les approvisionnements le permettent.
Enfin il reste un jour debout, immobile, en extase, pendant vingt-quatre heures;
stupéfaits, ses compagnons l'observent jusqu'au moment où il reprend son état
normal, fait une prière au soleil et s'en va tranquillement comme s'il ne s'était
rien passé. Ces extases, à en croire le même Banquet, étaient assez
habituelles à Socrate, dont tout le monde connaissait aussi ce qu'on appelle
son « démon », et que Platon présente non comme une entité
personnelle, mais comme quelque chose de démonique, ou comme un signal - le démonique
étant ce qui fait la relation entre le divin et l'humain. Ce signal l'avertit
pour le détourner de voies qu'il ne doit pas prendre. Il ne s'agit pas du tout
d'une figure de la conscience: ce n'est pas du mal que l'éloigne son « démon »,
mais d'aller à tel endroit, ou d'accepter tel disciple, choses qui, évidemment,
sont moralement neutres. Et Socrate se fie constamment à cet avertissement;
s'il ne se manifeste pas, c'est que la volonté divine donne son aval. Socrate
est donc un homme qui se vit en relation constante avec le divin. S'il s'affirme
ignorant, c'est parce que le savoir est réservé à Dieu et que nous ne pouvons
en avoir que des aperçus quand notre âme s'envole jusqu'aux réalités
divines.
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Le
savoir paradoxal |
Il
y a quand même un savoir socratique. D'abord, l'évidence que l'ordre du monde
implique un dieu organisateur providentiel à qui nous devons toute notre
gratitude. Ensuite l'immortalité de l'âme, qui ne peut qu'être toute
naturelle pour quelqu'un qui, dans la pratique de l'extase, a expérimenté la séparation
de l'âme et du corps et constaté que, lors de la mise en sommeil du corps, l'âme
accède à des états et des connaissances supérieurs. Le corps lui apparaît
donc comme un obstacle, une prison à laquelle nous enchaînent les plaisirs,
mais dont il ne faut se détacher qu'intérieurement et non par le suicide parce
qu'il appartient à Dieu seul de décider de notre mort qui est, en fait, notre
entrée dans la vie.
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La
révolution morale |
Dans
cette optique, on comprend les paradoxes révolutionnaires de la morale
socratique: nul ne fait le mal volontairement et il vaut mieux être la victime
que l'auteur d'une injustice. Celui qui cause du tort à autrui est le jouet de
ses passions, qui l'enferment encore plus étroitement dans la prison du corps,
si bien qu'il se fait d'abord du mal à lui-même. Le simple souci de soi fonde
la morale: on ne respecte pas l'autre pour lui-même, mais pour soi-même. Symétriquement,
le tort que peut me faire l'autre n'atteint que mon corps, et non pas mon être
véritable, de sorte qu'il n'est pas en lui-même un mal. Et si nul ne fait le
mal volontairement, ce n'est pas en vertu d'une psychologie naïvement angélique,
mais parce que ceux qui commettent le mal ignorent que c'est à eux-mêmes
qu'ils causent du tort: ils ne savent pas ce qu'ils font, en l’occurrence
s'avilir en faisant d'eux-mêmes des êtres mauvais. Paradoxalement, cet égocentrisme
moral, qu'on retrouve dans le stoïcisme, est plus exigent qu'une morale
altruiste comme la nôtre. Si l'autre ne compte guère, c'est qu’on ne peut
atteindre que son corps, et non sa personne réelle, de sorte que
l’offense n'est qu'une apparence. Face à l'offense, le philosophe dira
donc qu'il ne s'est en fait rien passé, de la même manière que les juges
peuvent bien condamner Socrate à mort, mais non lui faire du mal, puisque sa
mort le délivre des chaînes qui le maintiennent dans la prison du corps. Il
n'y a, par conséquent, pas de place pour le pardon, qui n'a pas de raison d'être
du simple fait qu'il n'y a pas d'offense et donc rien à pardonner. Cette mise
de l'autre entre parenthèses rend par là-même la morale plus radicale: il ne
s'agit plus de se faire pardonner, d'effacer le tort subi par l'autre, ce qu'on
suppose toujours plus ou moins possible mais de déraciner de soi les passions,
ce qui est beaucoup plus difficile. Les Grecs ont-ils ignoré le pardon ? Peut-être,
en ce sens que le pardon est un don, la remise d'une dette. « Pardon » se dit
en grec sungnômè, c'est-à-dire « pensée accordée ». Ce n'est donc pas la
faute, avec sa remise ou son rachat, qui est au cœur du pardon grec, mais le rétablissement
d'un accord, la fin de l'hostilité. Quant à l'idée d'un pardon divin, elle
n'a pas de sens puisque nous ne saurions offenser Dieu.
En dernière instance, s'il faut viser le bien, c'est non seulement parce qu'il nous oriente vers le divin, mais aussi à cause du jugement qui nous attend après la mort. D'après le Socrate du Phédon, ceux qui auront recherché le divin toute leur vie, les philosophes, auront accès au monde des bienheureux s'ils ont réussi pendant cette vie à se détacher des liens du corps ; les autres, la plupart des gens, iront dans un lieu où ils se purifieront de leurs souillures jusqu au moment où ils connaîtront un bonheur proportionné à leurs mérites ; les plus grands criminels seront livrés aux tourments sans fin du Tartare, que nous appellerions l'enfer, s'ils n'ont pas regretté leurs actes ; quant aux grands criminels qui auront connu le remords, après un séjour de purification au Tartare, ils n'en seront libérés que lorsqu'ils auront obtenu l'accord - que nous appellerons le pardon - de leurs victimes. On note au passage que le mythe de la métempsycose disparaît ici.
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