JULES SUPERVIELLE 

1939 -1945

bulletLe double
bulletHommage à la vie
bulletO pins devant la mer
bulletPlein ciel
bulletHermétisme

A la nuit

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A la nuit (extraits)

Oublieuse mémoire

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Oublieuse mémoire (extraits)

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Madame

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Le hors-venu

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La mer

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Confusion

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Chaque âge a sa maison

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Les textes de la semaine

 

 

"C''est un sanglot d'enfant mais venu de si loin" 

L'enfant assassiné

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1939-1945

 

Le double

 

Mon double se présente et me regarde faire,

II se dit : « Le voilà qui se met à rêver,

II se croit seul alors que je puis l'observer

Quand il baisse les yeux pour creuser sa misère.

Au plus noir de la nuit il ne peut rien cacher

De ce qui fait sa nuit avec ma solitude.

Même au fond du sommeil je monte le chercher,

A pas de loup, craignant de lui paraître rude

Et je l'éclaire avec mon électricité

Délicate, qui ne saurait l'effaroucher,

Je m'approche de lui et le mets à l'étude,

Voyant venir à moi ce que son coeur élude. »

 

Hommage à la vie

 

C’est beau d’avoir élu

Domicile vivant

Et de loger le temps

Dans un coeur continu,

Et d’avoir vu ses mains

Se poser sur le monde

Comme sur une pomme

Dans un petit jardin,

D’avoir aimé la terre,

La lune et le soleil,

Comme des familiers

Qui n’ont pas leurs pareils,

Et d’avoir confié

Le monde à sa mémoire

Comme un clair cavalier

A sa monture noire,

D’avoir donné visage

A ces mots : femme, enfants,

Et servi de rivage

A d’errants continents,

Et d’avoir atteint l’âme

A petits coups de rame

Pour ne l’effaroucher

D’une brusque approchée.

C’est beau d’avoir connu

L’ombre sous le feuillage

Et d’avoir senti l’âge

Ramper sur le corps nu,

Accompagné la peine

Du sang noir dans nos veines

Et doré son silence

De l’étoile Patience,

Et d’avoir tous ces mots

Qui bougent dans la tête,

De choisir les moins beaux

Pour leur faire un peu fête,

D’avoir senti la vie

Hâtive et mal aimée,

De l’avoir enfermée

Dans cette poésie.

 

0 pins devant la mer…

0 pins devant la mer,

Pourquoi donc insister

Par votre fixité

A demander réponse ?

J'ignore les questions

De votre haut mutisme.

L'homme n'entend que lui,

II en meurt comme vous.

Et nous n'eûmes jamais

Quelque  tendre  silence

Pour mélanger nos sables,

Vos branches et mes songes.

Mais je me laisse aller

A vous parler en vers,

Je  suis plus  fou que vous,

0 camarades sourds,

0 pins devant la mer,

0 poseurs de questions

Confuses et touffues,

Je me mêle à votre ombre,

Humble zone d'entente,

Où se joignent nos âmes

Où je vais m'enfonçant,

Comme l'onde dans l'onde.

 

Plein ciel 

 

J’avais un cheval

Dans un champ de ciel

Et je m’enfonçais

Dans le jour ardent.

Rien ne m’arrêtait

J’allais sans savoir,

C’était un navire

Plutôt qu’un cheval,

C’était un désir

Plutôt qu’un navire,

C’était un cheval

Comme on n’en voit pas,

Tête de coursier,

Robe de délire,

Un vent qui hennit

En se répandant.

Je montais toujours

Et faisais des signes :

« Suivez mon chemin,

Vous pouvez venir,

Mes meilleurs amis,

La route est sereine,

Le ciel est ouvert.

Mais qui parle ainsi ?

Je me perds de vue

Dans cette altitude,

Me distinguez-vous,

Je suis celui qui

Parlait tout à l’heure,

Suis-je encor celui

Qui parle à présent,

Vous-mêmes, amis,

Êtes-vous les mêmes ?

L’un efface l’autre

Et change en montant.»

 

Hermétisme

                          À Torres Garcia.

 

Le secret au bord des lèvres

Semble dépasser un peu,

Émergeant de ses ténèbres

II   goûte   à   l'air   du   ciel   bleu.

 

Pris de peur sous la lumière

II ne sait plus où aller,

II retourne à son repaire

Le cœur, et le fait trembler.

Là, sans honte d'être à nu

II se fait bercer et plaindre,

Ne cherchez pas à l'atteindre,

II ne vous  appartient plus.  

 

À la nuit

   

A la nuit (extrait)

A Henri Thomas

 

0 nuit, nous espérons merveille de tes herbes,

De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;

Le jour monte, toujours une côte à gravir,

Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,

Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,

Par toi nous devenons étoiles consentantes.

Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,

Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts.

Source de notre goût pour ce qui se délie

Sous ton chuchotement notre âme cède et plie.

 

Quand nous sommes groupés par d'immobiles lampes

Dans l'altitude, ô nuit, tu grandis et tu rampes.

Non ! tu n'es pas la mort, tu es l'obscure attente,

Tu n'es pas la noirceur, les étoiles t'aimantent.

Humaine,  notre  soeur  fluide  aux  alentours,

Tu colores en nous les veines où tu cours,

Nos voeux montent le long de tes souples vertèbres

Et nous nous accrochons aux rugueuses ténèbres.

Notre vie, hors de nous, inhabile à finir,

Dans  tes prolongements cherche  à se  ressaisir.

(…)

 

 

 

Oublieuse mémoire

 

Oublieuse mémoire (extraits)

 

Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,

Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?

Est-ce là ce peu que tu donnes à boire

Ces gouttes d’eau, le vin que je te confiai ?

 

Que vas-tu faire encor de ce beau jour d’été

Toi qui me changes tout quand tu ne l’as gâté ?

Soit, ne me les rends point tels que je te les donne

Cet air si précieux, ni ces chères personnes.

 

Que modèlent mes jours ta lumière et tes mains,

Refais par-dessus moi les voies du lendemain,

Et mène-moi le coeur dans les champs de vertige

Où l’herbe n’est plus l’herbe et doute sur sa tige.

 

Mais de quoi me plaignais-je, ô légère mémoire…

Qui avait soif ? Quelqu’un ne voulait-il pas boire ?

(…)

 

Mais avec tant d'oubli comment faire une rose,

Avec tant de départs comment faire un retour,

Mille oiseaux qui s'enfuient n'en font un qui se pose

Et tant d'obscurité  simule mal le jour.

Ecoutez, rapprochez-moi cette pauvre joue,

Sans crainte libérez l'aile de votre coeur

Et que dans l'ombre enfin notre mémoire joue,

Nous   redonnant  le  monde   aux   actives   couleurs.

 

Le chêne redevient arbre et les ombres, plaine,

Et voici donc ce lac sous nos yeux agrandis ?

Que jusqu'à l'horizon la terre se souvienne

Et renaisse pour ceux qui s'en croyaient bannis !

 

Mémoire, soeur obscure et que je vois de face

Autant que le permet une image qui passe...

 

Madame

0 dame de la profondeur,

Que faites-vous à la surface,

Attentive à ce qui se passe,

Regardant la montre à mon heure ?

Madame, que puis-je pour vous,

Vous qui êtes là si tacite,

Ne serez-vous plus explicite,

Vous qui me voulez à genoux ?

Ce regard solitaire et tendre

Aimerait à se faire entendre ?

Et c'est à lui que je me dois

Puisque vous  n'avez  pas de voix ?

Grande dame des profondeurs,

0 voisine de l'autre monde,

Me voulez-vous en eaux profondes

Aux  régions  de votre  coeur ?

 

Pourquoi me regarder avec des yeux d'otage,

Jeunesse d'au-delà les âges ?

Votre fixité signifie

Qu'il  faut  à  vous  que  je  me  fie ?

Pour quelle obscure délivrance

Me demandez-vous alliance ?

0 vous toujours prête à finir,

Vous voudriez me retenir

Sur ce bord même de l'abîme

Dont vous êtes l'étrange cime.

Dame qui me voulez fidèle à votre image

Voilà que maintenant vous changez de visage ?

Comment vous suivre en vos détours,

Je suis simple comme le jour.

 

Comment pourrais-je me fier

A ce que vous  sacrifiez,

Ou pensez-vous ainsi me dire

Que changer n'est pas se trahir

Que vous vous refusez au gel

Définitif de  l'éternel ?

Devez-vous donc, quoi qu'il arrive,

Demeurer secrète et furtive ?

Ecoutez, mon obscure reine,

II est tard pour croire aux sirènes.

0 vous dont la douceur étonne

Venez-vous de jours sans personne ?

Est-ce la cendre de demain

Que vous serrez dans votre main ?

Fille d'un tout proche avenir,

Venez-vous m'aider à finir

Avec ce délicat sourire

Qui veut tout dire sans le dire ?

0 dame de mes eaux profondes

Serais-je donc si près des ombres ?

Ou venez-vous m'aider à vivre

De tout votre frêle équilibre ?

Que faire d'un si beau fantôme

Dans mes misérables bras d'homme ?

Oh si profonde contre moi

Vous    mettez    toute    une    buée

Fragile, bien distribuée

Dessus mon plus secret miroir.

Déjà méconnaissable à tous vos changements

Pourquoi vous voilez-vous le visage à présent ?

Est-ce pour retrouver enfin votre figure

Véritable, après tant de touchante imposture ?

 

Le hors-venu

 

D'où venez-vous ainsi couvert de précipices

Avec plus de ravins que chaîne de montagnes ?

Qui vous approche sent qu'un vertige le gagne

Que, du haut de votre altitude abrupte, il glisse,

Vous qui sortez vivant de la géologie

Comme d'un cauchemar de grottes et de strates,

Allant du rose exsangue au plus pur écarlate,

Dans l’éboulis de vos roches mal assagies.

Venez, asseyez-vous du côté de la plaine

Et regardez monter une lune  sereine !

Au sortir de la nuit, buvez ce verre d'eau,

II fait sourdre la vie et ferme les tombeaux.

Des oiseaux mieux qu'oiseaux émanent des buissons

Pour aller au-devant de leurs claires chansons.

Reconnaissez-vous là les signes et les mythes

De ce qui espérait en vous, dans l'insolite ?

La brise sentez-vous de la métamorphose

Ouvrant la fleur secrète et délaissant la rose ?

 

 

La mer

 

C'est tout ce que nous aurions voulu faire et n'avons pas fait,

Ce qui a voulu prendre la parole et n'a pas trouvé les mots qu'il fallait,

Tout ce qui nous a quittés sans rien nous dire de son secret,

Ce que nous pouvons toucher et même creuser par le fer sans jamais l'atteindre,

Ce qui est devenu vagues et encore vagues parce qu'il se cherche sans se trouver,

Ce qui est devenu écume pour ne pas mourir tout à fait,

Ce qui est devenu sillage de quelques secondes par goût fondamental de l'éternel,

Ce qui avance dans les profondeurs et ne montera jamais à la surface,

Ce qui avance à la surface et redoute les profondeurs,

Tout cela et bien plus encore,

La mer.

 

Confusion

 

Des cierges, entrecroisés

Comme brûlantes épées,

Des gouttes de sang tombaient

Sur le carrelage de glace.

Des chevaliers noirs et rouges

Se taisaient dans tous les coins.

On entendait les pensées

Leur grignoter la cervelle.

L'église sentait le foin

Et la campagne l'encens.

Les gens se trompaient de porte

Parfois même de visage.

On vit venir un vieillard

Sur un corps de demoiselle,

Tête  et corps  faisaient du  zèle

Tirant à hue et à dia.

Puis une petite pluie

Doucement vint à tomber

Couleurs et bruits effaçant.

Et je restais interdit

Comme un coquillage gris

Déserté par l'océan

Et dont le silence et l'âge

Bourdonnaient seuls sur la plage.

 

Chaque âge a sa maison…

 

Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis,

Moi qui n'ai pour plafond que mes propres soucis.

Ce parquet m'est connu, je marche sur moi-même,

Et ces murs c'est ma peau à distance certaine.

L'air s'incline sur moi, son front n'est pas d'ici,

II m'arrive d'un moi qui mourut à la peine.

 

 

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POEMES

bulletI - Poèmes
bulletII- Débarcadères
bulletIII - Gravitations
bulletIV - Le Forçat innocent
bulletV - Les Amis inconnus
bulletVI - La Fable du monde
bulletVII - 1939-1945
bulletVIII - Oublieuse mémoire
bulletIX - A la nuit
bulletX - Naissances
bulletXI - L'Escalier
bulletXII - Le Corps tragique

 

EXTRAITS DE CONTES

 

bulletI - L'Enfant de la haute mer 

 

bulletII - L'Arche de Noé

 

bulletIII - Premiers pas de l'univers

 

Pour rejoindre ces poètes :

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