JULES SUPERVIELLE
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(…) Par moments, elle écoutait avec une
soumission absolue, écrivait quelques mots, écoutait encore, se remettait à
écrire, comme sous la dictée d'une invisible maîtresse. Puis l'enfant ouvrait une grammaire et
restait longuement penchée, retenant son souffle, sur la page 60 et l'exercice
CLXVIII, qu'elle affectionnait. La grammaire semblait y prendre la parole pour
s'adresser directement à la fillette de la haute mer :
— Êtes-vous ? — pensez-vous ?
— parlez-vous ? — voulez-vous ? — faut-il s'adresser ?— se passe-t-il ? —
accuse-t-on ? — êtes-vous capable ? — êtes-vous coupable ? — est-il
question ? — tenez-vous ce cadeau
? eh ! — vous plaignez-vous ?
(Remplacez les tirets par le pronom interrogatif convenable, avec ou sans préposition.)
Parfois l'enfant éprouvait
un désir très insistant d'écrire certaines phrases. Et elle le faisait avec
une grande application.
En voici
quelques-unes, entre beaucoup d'autres :
— Partageons ceci,
voulez-vous ?
— Écoutez-moi bien. Asseyez-vous, ne bougez
pas, je vous en supplie !
— Si j'avais seulement un peu de neige des
hautes montagnes la journée passerait plus vite.
— Écume, écume autour de moi, ne finiras-tu
pas par devenir quelque chose de dur ?
— Pour faire une ronde il faut au moins être
trois.
— C'étaient deux ombres sans tête
qui s'en allaient sur la route poussiéreuse.
— La nuit, le jour, le jour, la nuit, les nuages et les poissons
volants.
— J'ai cru entendre un bruit, mais c'était le
bruit de la mer.
Ou bien elle écrivait une lettre où elle donnait
des nouvelles de sa petite ville et d'elle-même. Cela ne s'adressait à
personne et elle; n'embrassait personne en la terminant et sur l'enveloppe il
n'y avait pas de nom.
Et la lettre finie, elle la jetait à la mer - non
pour s'en débarrasser, mais parce que cela devait être ainsi - et peut-être
à la façon des navigateurs en perdition qui livrent aux flots leur dernier
message dans une bouteille désespérée.
Le temps ne passait pas sur la ville flottante :
l'enfant avait toujours douze ans. Et c'est en vain qu'elle bombait son petit
torse devant l'armoire à glace de sa chambre. Un jour, lasse de ressembler avec
ses nattes et son front très dégagé à la photographie qu'elle gardait dans
son album, elle s'irrita contre elle-même et son portrait, et répandit
violemment ses cheveux sur ses épaules espérant que son âge en serait
bouleversé. Peut-être même la mer, tout autour, en subirait-elle quelque
changement et verrait-elle en sortir de grandes chèvres à la barbe écumante
qui s'approcheraient pour voir. (…)
Le boeuf et l'âne de la crèche
(…) L'âne se tient à gauche de la crèche, le bœuf
à droite, places qu'ils occupaient au moment de la Nativité et que le bœuf,
ami d'un certain protocole, affectionne particulièrement. Immobiles et déférents
ils restent là durant des heures, comme s'ils posaient pour quelque peintre
invisible.
L'enfant baisse les paupières. Il a hâte de se
rendormir. Un ange lumineux l'attend, à quelques pas derrière le sommeil, pour
lui apprendre ou peut-être pour lui demander quelque chose.
L'ange sort tout vif du rêve de Jésus et apparaît
dans l'étable. Après s'être incliné devant celui qui vient de naître, il
peint un nimbe très pur autour de sa tête. Et un
autre pour la Vierge, et un troisième pour Joseph. Puis il s'éloigne dans un
éblouissement d'ailes et de plumes, dont la blancheur toujours renouvelée et
bruissante ressemble à celle des marées.
—II n'y a pas eu de nimbe pour nous,
constate le bœuf. L’ange a sûrement ses raisons pour. Nous sommes trop peu de chose, l'âne et
moi. Et puis qu'avons-nous fait pour mériter cette auréole ?
— Toi tu n'as
certainement rien fait, mais tu oublies, que moi j'ai porté la
Vierge.
Le bœuf pense
par-devers lui : « Comment se fait-il que la Vierge si belle et si légère
cachait ce bel enfançon ? » (…)
Le
bœuf et l'âne sont
allés brouter jusqu'à la nuit. Alors que les pierres mettent d'habitude si
longtemps à comprendre, il y en avait
déjà beaucoup dans
les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger
changement de couleur et de forme, les avertit qu'il était au courant.
II y avait aussi des fleurs des champs qui savaient et devaient être
épargnées. C'était tout un travail de brouter dans la campagne sans commettre
de sacrilège. Et manger
sans commettre de sacrilège. Et manger semblait au bœuf de plus en plus inutile. Le bonheur le rassasiait.
Avant de boire aussi, il se demandait : « Et
cette eau, sait-elle ? »
Dans le doute il préférait
ne pas en boire et s'en allait un peu plus loin vers une eau bourbeuse qui
manifestement ignorait tout encore.
Et parfois rien ne le renseignait sinon une
douceur infinie dans sa gorge au moment où il avalait l'eau. «
Trop tard, pensait le bœuf, je n'aurais pas dû en boire. »
II osait à peine respirer, l'air lui semblait
quelque chose de sacré et de bien au courant. Il craignait d'aspirer un ange.
(…)
L'Inconnue de la Seine ne quittait pas sa robe, même
pour dormir ; c'est tout ce qu'elle avait sauvé de sa vie antérieure. Elle
utilisait les plis et la mouillure du vêtement qui lui donnaient une
miraculeuse élégance au milieu de toutes ces femmes dépouillées. Et les
hommes auraient bien voulu connaître la forme de sa gorge.
La jeune fille, qui voulait se faire pardonner sa
robe, vivait à l'écart, avec une modestie un peu trop apparente peut-être, et
passait sa journée à récolter des coquillages pour les enfants ou pour les
plus humbles et les plus mutilés d'entre les noyés. Elle était toujours la
première à saluer et s'excusait souvent, même s'il n'y avait pas lieu.
Chaque jour le Grand Mouillé venait lui rendre
visite, et ils restaient là tous deux avec leurs
phosphorescences, comme des morceaux de la Voie lactée chastement allongés
l'un près de l'autre.
— Nous ne devons pas être bien loin de la côte,
dit-elle un jour. Si je pouvais remonter le fleuve, entendre quelques bruits de
la ville, ou simplement la cloche d'un tram qui a du retard au milieu de la
nuit.
— Pauvre enfant, mauvaise mémoire, oubliez-vous
que vous êtes morte et que vous vous exposeriez à être enfermée là-haut
dans la plus odieuse des prisons ? Les vivants n'aiment pas que
— Vous ne pensez donc jamais, vous, aux choses
de là-haut ? Elles viennent souvent à moi, une à une, et sans aucun ordre, ce
qui me rend très malheureuse. En ce moment même voici une table de chêne,
bien vernie mais toute seule. Elle disparaît et voici venir l'oeil d'un lapin.
Et maintenant c'est l'empreinte d'un pied de boeuf dans le sable. Tout cela
semble s'avancer en ambassade et ne me dit rien d'autre que sa présence. Et
quand les choses viennent à moi par deux, elles ne sont pas faites pour aller
ensemble. Ici, je vois une cerise dans l'eau d'un lac. Et que voulez-vous que je
fasse de cette mouette dans un lit, de ce perdreau sur le verre de cette grande
lampe qui fume ? Je ne connais rien de plus désespéré. Ces fragments de la
vie, sans la vie, est-ce donc là ce qu'on nomme la mort ? (…)
Les Ombres des anciens
habitants de la Terre se trouvaient réunies dans un large espace céleste ;
elles marchaient dans l'air comme des vivants l'eussent fait sur terre.
Et celui qui avait été un homme de la préhistoire
se disait :
« Ce qu'il nous faudrait, voyez-vous, c'est une
bonne caverne spacieuse, bien abritée, et quelques pierres pour faire du feu.
Mais quelle misère ! Rien de dur autour de nous, rien que des spectres et du
vide. »
Et le père de famille des temps modernes
introduisait avec précaution ce qu'il prenait pour sa clef dans le trou de sa serrure et faisait
mine de fermer sa porte avec le plus grand soin.
« Allons, je suis rentré chez moi, pensait-il. Voilà une journée
finie je vais dîner et me coucher
tranquillement. »
Le lendemain il faisait comme si sa barbe avait
poussé durant la nuit et se savonnait longuement avec un blaireau de
brouillard.
Oui, tout cela, maisons, cavernes, portes, et même
les faces des gros bourgeois qui .avaient eu un jour le teint couperosé, n'étaient
plus maintenant que des ombres
grises qui se souvenaient, de grands mutilés de tout leur corps, des fantômes
de gens, de villes, de fleuves, de continents, car on retrouvait là-haut une
Europe aérienne avec la France, tout entière, son Cotentin et sa Bretagne, péninsules
dont elle n'avait pas voulu se séparer, et une
Norvège dont pas un fjord ne manquait.
Tout ce qu'on faisait sur terre se reflétait dans
cette partie du ciel et même si on changeait un pavé dans une rue obscure.
(…)
De temps en temps une voix, la seule qu'on entendît
dans ces espaces interstellaires et qui venait on ne savait d'où, disait à
chacun dans ce qui avait été autrefois le tuyau de son oreille : « Au
surplus, n'oubliez pas que vous n'êtes que des ombres. »
Mais chacun ne comprenait le sens de ces paroles
que pendant quatre à cinq secondes, après quoi c'était comme si on
n'avait rien dit.
Les Ombres croyaient de
nouveau à tout ce qu'elles faisaient, suivaient leur idée.
On était privé de la parole, et même du murmure.
Mais l'âme était si transparente que pour
engager une conversation il suffisait de se placer en face de son interlocuteur,
si l’on peut dire.
On pouvait surprendre une mère pensant devant son
fils en bas âge, comme s'il avait vraiment couru un risque :
« Attention, tu
vas tomber, et te tuer ! »
Et près d'une voisine :
« Hier il m'est arrivé du collège avec les genoux ensanglantés. »
Pour cacher ses sentiments on se voyait obligé de
s'enfuir à toutes jambes, de s'isoler, si on pouvait. Mais la plupart des gens
prenaient l'habitude de ne penser à rien de secret, de s'exprimer de façon
parfaitement courtoise. (…)
Alors, honteuse d'être l'objet d'un miracle qui
paraissait sans aucune signification, l'enfant se présenta, le coeur gros, devant la chaire de sa maîtresse,
tenant le buvard d'une main, et de l'autre, le cahier grand ouvert sur la page désobéissante.
Elle ne put s'expliquer davantage. Et force fut à la maîtresse de voir son élève
inconsolable disparaître, devant elle, tout son être changé en larmes.
D'autres malheurs attristèrent la petite ville de
Judée et ses environs. Le feu des hommes, qui jusqu'alors s'était montré le
plus gaillard ennemi de l'eau, se mit visiblement à flancher. Dépourvu de crête
et de son ardente humeur, il ne séchait pas ce qu'on approchait. Des gens
commençaient à mourir ça et là parce qu'ils avaient de l'eau dans la tête
ou le ventre. La moindre petite ampoule au doigt était le signe d'une suprême
inondation du corps humain par une eau pernicieuse qui prenait peu à peu la
place attribuée au sang jusqu'alors.
Cette sorte de délire aquatique gagna rapidement
le règne végétal. Herbes, feuilles, branches et troncs donnaient plusieurs
fois leur poids d'eau en une journée. Tout le monde s'y mettait, même les
grains de sable du désert. Il n'y avait plus aucun rapport entre le contenant
et le contenu, tant la colère de Dieu était grande. (…)
(…) L'aube frotte légèrement l'horizon. Personne sur la route.
Rien qu'un pauvre palmier desséché.
« Tant mieux, dit Joseph, je me méfie des
bavards même bien intentionnés. »
Comme ils passent devant l'arbre, celui-ci plie
son unique genou et se prosterne dans la poussière.
Ce geste fait rire l'Enfant que vient de réveiller
le premier rayon de soleil. Et la Vierge trouve la scène fort jolie.
— Mais c'est tout ce qu'il y a de plus
dangereux ! s'écrie Joseph, d'une voix qu'il s'efforce en vain d'étouffer. Si
les arbres se mettent à nous saluer, je ne donne pas deux heures à Hérode
pour nous retrouver.
— Dieu nous protège, dit la Vierge. L'absence
de nimbe en est une preuve.
— C'est entendu, il nous protège. Encore
faut-il que des arbres sans cervelle ne nous signalent pas à l'attention
de tous. (…)
Au milieu des siens, dans la petite maison ouvrière
en brique, cette fille de seize ans se sentait depuis quelque temps menacée par
un événement inconnu auquel d'avance elle aurait voulu faire face.
En attendant, elle s'acquittait aussi bien que sa soeur
aînée des humbles soins du ménage et chacun avait l'impression que l'on
pouvait se fier à sa douceur et sa modestie.
Mais un jour qu'elle servait le café à son père,
la cuillère disparut, on ne sut comment. Et la mère de supplier son mari de ne
pas toucher à ce café comme si le désignait l'invisible index d'un fantôme.
Le père haussa les épaules, le but d'un trait et n'en éprouva aucune gêne.
Une autre fois ce fut
au journal de s'éclipser alors que la jeune fille venait d'y jeter un coup d'oeil
et se disposait à le remettre à ses parents. (…)
(…) Chemin regardait autour de lui. On ne voyait
pas une seule plume d'ange dans cette partie du ciel. Dieu, les Saints, il n'en
était pas question non plus. Certains prétendaient qu'ils avaient existé
autrefois, mais nul n'en gardait le souvenir. Simple accalmie divine ? Dieu préparait-il,
dans le secret, une grande offensive ? On commençait à en douter, bien qu'il
restât encore là-haut les traces d'une puissance surnaturelle dont les morts
profitaient. C'est ainsi qu'on pouvait choisir son climat, et, partout où vous
alliez, votre climat se faisait un devoir de vous suivre. Cela ne gênait pas vos voisins dans leurs propres goûts.
Vous pouviez, allongé sur l'herbe, avoir parfaitement chaud, cependant que
l'homme que vous touchiez du coude se promenait dans un traîneau, en pleine
nuit, par une grosse neige sibérienne.
On avait d'autres
avantages qui se révélaient peu à peu aux intéressés : un jour, Chemin
s'aperçut que se projetait devant lui, comme sur un écran, un peu de son passé.
Pour revoir telle ou telle partie de son existence révolue, il suffisait d'y
penser avec un peu d'énergie. C'était donc cela le cinéma de la mémoire,
dont il avait entendu parler par ses compagnons.
L'écran de Chemin représentait
ce jour-là le naufrage où il avait trouvé la mort. La vue était si nette et
convaincante qu'il invita quelques camarades à y assister. Politesse courante
entre désoeuvrés de l'Au-Delà et une des rares distractions de ce monde où
l'on n'était pas obligé de travailler pour gagner sa vie. (…)
Jusqu'à lui le vent
dans le feuillage était sans voix, la mer lissait ses vagues dans le plus grand
silence, la pluie tombait sans murmure sur les toits et on parlait beaucoup du
mutisme des torrents et des cascades. La nature attendait son premier poète.
Les oiseaux vous
regardaient avec leur chanson inerte au fond du bec. C'est Orphée qui délivra
la gorge des rossignols. Et ils chantent encore de nos jours comme au temps du
premier poète, ils marquent l'heure d'Orphée.
Et si les poissons gardent le silence, c'est que,
vivant déjà dans l'eau, ils ne purent entendre la voix du poète. Mais les sirènes
dont la queue seule est poissonnière purent profiter de sa leçon. C'est grâce
à lui que les hirondelles surent comment s'y prendre pour apporter des
nouvelles de l'horizon. Et si Orphée n'était pas mort si jeune, il aurait
d'espace en espace donné une voix à la lune, au soleil, aux étoiles et même
à celles que l'on ne verra que dans les siècles et les siècles. (…)
Les animaux tombaient du
ciel un à un sans se faire de mal. La plupart étaient parachevés. Certains
devaient attendre encore un peu avant de posséder tous leurs attributs.
« II paraît que
j'aurai une trompe, dit l'éléphant, frais arrivé. Ça partira du front et traînera
presque par terre.
— C'est beaucoup pour un nez, dit le renard.
— C'est exactement ce qu'il me faut », riposta
l'éléphant.
À peine avait-il achevé
sa phrase que la trompe vint du fond du ciel, prendre la place qu'elle devait désormais
occuper chez tous les éléphants.
« Faut-il aboyer ? se demanda le chien qui avait
déjà toute sa voix. Non, je me tais, c'est dans l'ordre. »
Au cheval il ne manquait que les oreilles mais il
n'en savait rien, tout occupé qu'il était à vouloir se débarrasser, au
galop, de son ombre.
Les oreilles le rattrapèrent
en pleine course, elles ne sont pas encore revenues de leur étonnement et ne
cessent de se tourner de tous côtés. (…)
Vous pouviez vous
promener impunément dans ce bois durant des années et puis, un beau jour,
quand votre heure était arrivée, vous deveniez arbre vous aussi. Même si vous
mouriez dans votre lit, on voyait un tronc de plus dans le petit bois. Et chacun
vous reconnaissait. Oui, personne n'hésitait. Devant cet arbre ou cet autre
tout le monde s'accordait à dire que c'était tante Félicie ou l'oncle Jean.
On le savait de loin grâce à je ne sais quelle ressemblance d'arbre à homme.
Un enfant ne s'y serait pas trompé. Et pourtant ce n'était pas une
ressemblance directe mais bien plus subtile, essentielle. Ainsi tante Félicie
était une grande bonne femme genre sergent-major et elle avait donné naissance
en mourant à cet arbre rabougri.
« C'est bien elle ?
— Faut croire, puisque nous sommes tous du même
avis. »
Si quelqu'un de la région mourait loin du pays,
un arbre nouveau apparaissait à l'instant même dans le
« J'aime mieux, pensait Pluton, avoir un chien très sérieux et fort en gueule plutôt qu'une meute qui serait là à aboyer toute la journée dans le désordre et la confusion. Seulement il me faut une bête très puissante, deux mâchoires plutôt qu'une et trois plutôt que deux. Je tiens à ma tranquillité, moi, j'ai toujours eu un faible pour les morts. »
Et Cerbère naquit adulte, ce qui de la part d'un monstre est tout naturel. Le monstre doit servir tout de suite. L'enfance est toujours une perte de temps.
Fils
du géant Typhon et d'un autre monstre, Échidné, moitié femme et moitié
serpent, le chien des enfers s'était aussitôt trouvé à l'aise dans ses
fonctions et sa monstruosité. « C'est une famille pas banale que la nôtre,
songeait-il, j'ai pour frères le Sphinx et le Lion de Némée et pour sœurs,
l'Hydre de Lerne et la Chimère. Elles ne sont pas mariées. Quant à moi, on
dira ce qu'on voudra, nous ne faisons du mal qu'à des morts, ce qui n'a pas
grande importance. Je voudrais les y voir à ma place avec tous ces arrivants
qui tous tombent dessus sans arrêt, comme une épidémie. Et il y en a qui
croient que c'est calme chez les morts! »
On commençait à parler beaucoup d'Hercule « modèle de toutes le vertus ». « Ça lui est facile, pensait Cerbère, il a un joli museau. Sa tête est petite et unique. Elle compte peu chez lui. Moi qui en ai trois, ça me fait réfléchir toute la journée et rêver dès que je m'assoupis un peu. J'ai beau y penser, je ne sais pas pourquoi Hercule en veut à ma famille. Cet assassin connu s'en est déjà pris à mon frère, le lion de Némée qu'il a trouvé le moyen de tuer bien que ce fauve fût invulnérable. Et voilà que maintenant il regarde de travers l'hydre de Lerne. Mais il trouvera à qui parler. Ma sœur est une fille énergique, elle a plus d'imagination que lui. Pour une tête qu'on lui coupe, il lui en repousse dix ce qui fait dire à Hercule qu'il lui apprendra à calculer. Mais s'il a le malheur de la blesser tant soit peu, gare à lui! Ma sœur est rancunière comme pas une. Une goutte de son sang irritable empoisonnerait toute une armée. Et puis, sa gloire est bien assise. Elle est plus célèbre que Hercule qui, après tout, n'est qu'un débutant. »
Cerbère, lui, restait obscur. Il ne travaillait qu'aux Enfers où le mutisme des morts forme pour la Renommée une muraille d'une infranchissable épaisseur. Mais comme l'éloignement des siens ne faisait qu'attiser son esprit familial, il dit un jour à Pluton
« Je voudrais aller voir ma sœur.
- Mais tu sais bien, mon ami, qu'on ne sort pas d'ici.
- Je voudrais aller voir ma sœur, répéta Cerbère de toute l'obstination de ses trois têtes. À quoi bon avoir six yeux puisque je ne la connais même pas ?
- Allons, aboie, mon ami, dit Pluton, fais du bruit. Ça te fera passer le temps. Et moi ça ne me gêne pas. »
Et comme Cerbère continuait à grogner :
« Sois raisonnable, ma petite meute, lui dit le Roi des Enfers, tu sais bien que tu jouis ici de la considération générale. Et que diraient les morts frais débarqués s'ils n'étaient accueillis par toi ? Quel manque d'égards pour leur malheur !
- Je voudrais savoir comment s'y prend ma sœur pour avoir dix têtes quand on lui en coupe une.
- À quoi cela te servirait-il, ma petite meute, puisque tu n'as affaire qu'à des morts ?
- Oh! un mort, c'est plus rusé qu'on ne pense.
De son côté l'Hydre se lamentait de ne pas connaître son frère. « Pauvre chéri, disait-elle, avec ses trois têtes seulement et dont aucune ne repousse !
« Roi des enfers, insistait Cerbère, que me sert d'avoir une famille si c'est pour en être entièrement privé ? J'ai absolument besoin de voir ma sœur.
- Prends garde, Cerbère. Hercule est tout-puissant, il en veut aux monstres et ta sœur en est un.
- Veux-tu dire par là que j'en suis un autre ?
- Oh ! toi, tu es un monstre utile à la société puisque tu es de la police. Tu fais régner la bonne tenue aux Enfers en empêchant les vivants d'entrer et les morts de sortir.
Juste à ce moment, un homme vigoureux armé d'une massue se présentait devant Pluton.
Il paraît qu'il y a quelqu'un ici qui veut voir sa sœur ?
- C'est moi! s'écria Cerbère.
- Sire, dit Hercule, ne voudriez-vous pas permettre à votre chien...
- Et qu'est-ce que je vais faire de mes morts pendant ce temps-là ?
- Oh ? fait Hercule, l'état sanitaire est excellent là-haut depuis que j'ai débarrassé la surface de quelques dangereux personnages. »
Cerbère suivit Hercule, têtes basses.
Il faisait beau là-haut. C'était une chaleureuse journée du mois de juillet.
«Je vais t'amener devant ta sœur, dit Hercule à Cerbère. C'est tout près d'ici et je m'excuse de ne te la montrer qu'en plusieurs fois... J'ai eu une altercation avec elle, il m'a fallu la bousculer et l'éparpiller quelque peu. Tiens, en voici un joli morceau », dit-il, en désignant du bout de sa massue une énorme chose flasque qui bougeait encore un peu pour qui la considérait avec attention. C'était blanchâtre, confus et sanguinolent, avec, çà et là, les violettes de la mort.
« Et ceci aussi lui appartient et ce bout-là aussi. Et tout ce sang répandu c'est encore elle. C'est pas beau ce que je te montre là, mais elle était dangereuse, ta sœur, et il fallait agir vite. J'ai dû déplacer quelques rochers en son honneur, aux fins d'écrasement.
- Est-ce qu'on ne va pas lui donner une sépulture ? dit Cerbère, pour montrer que ses sentiments fraternels tenaient toujours.
- Demande-le donc à ces corbeaux et à ces aigles C'est eux que ça regarde maintenant.
- J'aime mieux retourner aux Enfers, dit Cerbère. Pluton m'attend. »
Et sans prendre congé, il galopa vers l'Érèbe, non sans recevoir dans les côtes - ultime attention - la massue volante de son guide. Eh bien, tu as vu ta sœur ? lui dit le Roi des Ténèbres.
- Oh ! ce n'était pas ce que je croyais.
- Que veux-tu, ma petite meute, il faut en prendre son parti : une sœur, une épouse, une mère, ce n'est jamais tout à fait ce que l'on croyait. »
Pour
rejoindre ces poètes :
Colette / Pierre Dhainaut / Roberto Juarroz / André
du Bouchet /
Eugène Guillevic