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"Puisque rien ne périt de ce qui disparaît"
(Londres)
Fugitive
naissance
Où rien n'était
qu'un peu de rose habituel
Mais toujours
sur le bord du vertige qui ose,
S'agitant tout
d'un coup sous l'immobile ciel
Un enfant se
forma dans les ombres moroses.
Ses petits
poings serrés sur un restant de nuit,
Les yeux clos
pour mieux consentir à la lumière,
Nu sous les
lances du soleil et sous ses pierres
II n'a pour
bouclier que le duvet des fruits.
Une longue
lionne à la langue qui luit
Et s'approche,
s'en vient lui lécher la paupière,
Son poil est
radieux où des comètes fuient
Sans fin sous
le regard pour toujours se refaire.
L'enfant ouvre
les yeux, hasarde leurs pinceaux
Sur ce corps
frémissant de bête fabuleuse,
Puis
rassemblant les rais des rétines peureuses
S'esquive en
un sommeil qui l'efface à nouveau.
Et la bête léchant
ce vide qui respire
Se fige et tarde à se changer en souvenir.
Le
visage
Pour
affronter le ciel il me faut un visage
Qui ne
ressemble au mien que par le vif des yeux
Et
pour gravir la nuit j’ai besoin de ce bleu,
Ce
souvenir du jour et de ma mère sage
Blottie
entre mes cils avec tant de pudeur
Que
nul ne pense à moi en voyant leur couleur.
Elle
sait être moi avec tant de patience
Qu’elle
aime à se confondre avec mon ignorance
Et
l’on ne songe pas que je ne suis pas seul
A
vouloir m’élancer au puits sans fond du ciel.
Pardon
de n’avoir su, ô douce ressemblance,
Imiter
ta pudeur ni garder ton silence.
En
songeant à un art poétique (extraits)
La poésie
vient chez moi d'un rêve toujours latent. Ce rêve j'aime à le diriger, sauf
les jours d'inspiration où j'ai l'impression qu'il se dirige tout seul.
Je n'aime pas
le rêve qui s'en va à la dérive (j'allais dire à la dérêve). Je cherche à en faire un rêve consistant, une sorte de figure de proue qui
après avoir traversé les espaces et le temps intérieurs affronte les espaces
et le temps du dehors — et pour lui le dehors c'est la page blanche.
Rêver, c'est
oublier la matérialité de
son corps, confondre en quelque sorte le monde extérieur et
l'intérieur. L'omniprésence du poète cosmique n'a peut-être pas d'autre
origine. Je rêve toujours un peu ce que je vois, même au moment précis et au
fur et à mesure que je le vois, et ce que j'éprouvais dans Boire à
la source est toujours vrai :
quand je vais
dans la campagne
le paysage me devient presque tout de suite intérieur
par je ne sais quel glissement du dehors vers le dedans, j'avance comme dans mon
propre monde mental.
On s'est
parfois étonné de mon émerveillement devant le monde, il me vient autant de
la permanence du rêve que de ma mauvaise mémoire. Tous deux me font aller de
sur prise en surprise et me forcent encore à m'étonner de tout. (…)
Si je me suis
révélé assez tard, c'est que longtemps j'ai éludé mon moi profond. Je
n'osais pas l'affronter directement et ce furent les « Poèmes de l'humour
triste ». II me fallut avoir les nerfs assez solides pour faire face aux
vertiges, aux traquenards du cosmos intérieur dont j'ai toujours le sentiment
très vif et comme cénesthésique.
J'ai été
long à venir à la poésie moderne, à être attiré par Rimbaud et
Apollinaire. Je ne parvenais pas à franchir les murs de flamme et de fumée qui
séparent ces poètes des classiques, des romantiques. Et s'il m'est permis de
faire un aveu, lequel n'est peut-être qu'un souhait, j'ai tenté par la suite
d'être un de ceux qui dissipèrent cette fumée en tâchant de ne pas éteindre
la flamme, un conciliateur, un réconciliateur des poésies ancienne et moderne.
Alors que la
poésie s'était bien déshumanisée, je me suis proposé, dans la continuité
et la lumière chères aux classiques, de faire sentir les tourments, les
espoirs et les angoisses d'un poète et d'un homme d'aujourd'hui. (…)
Ce ton réel,
cette sincérité dans l'accent, cette simplicité, j'ai toujours tâché pour
mon compte de les retenir: elles étaient en moi suffisamment submergées dans
le rêve pour ne pas nuire à la poésie. On a fait de notre temps une telle
consommation de folie en vers et en prose que cette folie n'a plus pour moi de
vertu apéritive et je trouve bien plus de piment et même de moutarde dans une
certaine sagesse gouvernant cette folie et lui donnant l'apparence de la raison
que dans le délire livré à lui-même.
Il y a certes
une part de délire dans toute création poétique mais ce délire doit être décanté,
séparé des résidus inopérants ou nuisibles, avec toutes les précautions que
comporte cette opération délicate. Pour moi ce n'est qu'à force de simplicité
et de transparence que je parviens à aborder mes secrets essentiels et à décanter
ma poésie profonde. Tendre à ce que le surnaturel devienne naturel et coule de
source (ou en ait l'air). Faire en sorte que l'ineffable nous
devienne familier tout en gardant ses racines fabuleuses.
Le poète dispose de deux pédales, la claire lui permet d'aller jusqu'à la transparence, l'obscure va jusqu'à l'opacité. Je crois n'avoir que rarement appuyé sur la pédale obscure. Si je voile c'est naturellement et ce n'est là, je le voudrais, que le voile de la poésie. Le poète opère souvent à chaud dans les ténèbres mais l'opération à froid a aussi ses avantages. Elle nous permet des audaces plus grandes parce que plus lucides. Nous savons que nous n'aurons pas à en rougir un jour comme d'une ivresse passagère et de certains comportements que nous ne comprenons plus. J'ai d'autant plus besoin de cette lucidité que je suis naturellement obscur. Il n'est pas de poésie pour moi sans une certaine confusion au départ. Je tâche d'y mettre des lumières sans faire perdre sa vitalité à l'inconscient.
Je n'aime l'étrange
que s'il est acclimaté, amené à la température humaine. Je m'essaie à faire
une ligne droite avec une ou plusieurs lignes brisées. Certains poètes sont
souvent victimes de leurs transes. Ils se laissent aller au seul plaisir de se délivrer et ne s'inquiètent
nullement de la beauté du poème. Ou pour me servir d'une autre image ils
remplissent leur verre à ras bord et oublient de vous servir, vous, lecteur.
Je n'ai guère
connu la peur de la banalité qui hante la plupart des écrivains mais bien plutôt
celle de l'incompréhension et de la singularité. N'écrivant pas pour des spécialistes du
mystère j'ai toujours
souffert quand une personne
sensible ne comprenait pas un de mes poèmes.
L'image est la
lanterne magique qui éclaire les poètes dans l'obscurité. Elle est aussi la
surface éclairée lorsqu'il s'approche de ce centre mystérieux où bat le cœur
même de la poésie. Mais il n'y a pas que les images. Il y a les passages des
unes aux autres qui doivent être aussi de la poésie. (…)
Shéhérazade
parle
Pour que du
fond de mon mourir
Je vienne à
pas précipités,
Que de portes
il faut ouvrir
Et que de
rideaux écarter !
Que de silence
à remonter
Pour changer
mes étoiles noires
En votre
vivante clarté,
Pour que du
fond de mon espoir
Je vienne à
pas de vérité !
Après avoir vécu de contes
Plus véridiques
que l'histoire
Que d'une voix
qui vous affronte,
Ma mémoire vous donne à boire !
Et ne soyez
pas étonnés,
Moi qui étais si éloignée,
Si je suis là
de plus en plus,
Si vous croyez
ce que j'ai cru.
Veuille
m'aider, ô poésie,
A franchir le
cercle de vie,
Toi qui
rassembles tous les temps
Dans ce qu'ils
ont de ressemblant,
Les visages
n'ont pas changé
Et nul ne me
semble étranger.
Écoutez donc,
mes nouveaux frères,
Comment les
choses se passèrent,
Comment
abordent le présent
Ces contes de
la nuit des temps.
L'ironie
Quand il me
faut affronter le péril
D'être tout
seul dans ta fosse, insomnie,
Et que je
trouve une chère ironie
Au fond de
moi, qui ne veut pas mourir,
Comment ne pas
dire mais c'est bien elle
Qui me retient
en foi de Supervielle,
Et faut-il
donc toujours la maltraiter
Ou la chasser
au lieu de la goûter.
Malheur à
nous qui ne savons sourire
Et ne pouvons
emprunter qu'au délire.
Dieu ne
peut-il reconnaître un poète
Que seulement
s'il lui tourne la tête ?
0 ma raison,
sois donc mon oraison
Et laisse-moi
te demander pardon
D'avoir
souvent caressé la folie
Comme une
amie.
Mais, ô
raison, n'es-tu pas déraison
Qui dans mon
crâne aurait changé de nom
Et n'est-ce
pas l'acide du mystère
Qui me retient chancelant sur la terre
Par son poison
?
Les deux
soleils
Voyez, il a
suffi d'un geste de la main
Barbare, pour
fermer la porte au lendemain.
L'avenir ne s'écoule
plus vers le passé
Et le présent
en est tout décontenancé.
Nous voici
confinés dans le mince aujourd'hui
A la merci
sans fin de la plus close nuit.
Il nous faut
sans tarder façonner un soleil
Pour qu'il
vienne demain luire à notre réveil
Et que nous
nous frottions les yeux sous des rayons
Nés de
nous et venant de l'extrême horizon.
Qu'un moi
lointain nous aide à refaire le monde
Poussant vers
nous la terre et les mers vagabondes !
Une lumière
d'yeux fermés
Ne voudrait
pas nous alarmer.
Elle nous
offre un crépuscule
Et ses timides
tentacules.
Fantôme d'un
défunt soleil
Un coq de lune
se réveille,
Et ce coq d'un
gosier qui leurre
Fait basculer
l'heure après l'heure.
Notre coeur
frappe drôlement
Ses coups
comme quelqu'un qui ment.
Et lorsqu'on y
songeait le moins,
Comme
quelqu'un vient de très loin,
C'est le vrai
soleil à l'ancienne
Qui se coule
dans nos persiennes.
L'avenir sans
un pli glisse vers le passé
Le jour nous dévisage
et le temps, espacé.
La lumière
colore avec exactitude
Tout ce qui
vit et se reforme en sa multitude.
Où rien,
n'apparaissait qu'un peu d'herbe sans nom
Renaissent le
cheval, le coq et le lion,
Le poisson
redevient marin et l'eau, profonde,
De tous côtés
accourt la sagesse du monde.
Chacun reprend sa place et retrouve son coeur,
Pour
l'innocent combat pas un seul déserteur !
Sans armes
vient de loin une baleine blanche.
Qu'il est loin
le harpon qui d'un côté vous penche !
0 gravité de
vivre, impasse qui délivre,
Comme on
est plus profond
d'avoir touché le
fond !
L'ange des catacombes
Ange bossu des
catacombes,
0 toi le plus
humain de tous,
Toi qui sais
vivre dans un trou,
Gloire ni
nimbe ne t'incombent.
Tu es un ange
dépouillé
Et de boue un
peu barbouillé,
Ne te servant
pas de tes ailes
Et n'en tirant
nulle fierté,
D'autant plus
proche qu'empoté
Tu ne lances
pas d'étincelles.
Tu es courbé,
non accablé,
Sous ton ciel
bas et fait de terre.
Ta méditative
lumière
T'éclaire
jusqu'à t'étoiler,
Ange des tristes circonstances,
Ange de la
maigre pitance
Quand l'homme
est entouré de murs
Qui
l'encerclent, le recommencent,
Toi qui voûté
par un ciel dur
Dresses la lance d'un coeur pur.
Ange toujours
dans sa rumeur
Comme une
source bienfaisante,
Ange poussant
comme une plante
Auprès de
l'implorant malheur.
Dans un
trop-plein de charité
Tu fais face
de tous côtés,
Sans avoir à
te morceler
Ni t'inquiéter,
tous tu nous hantes.
Ton miracle,
ô doux entêté,
C'est d'être là quand tu t'absentes.
Quand le
cerveau gît…
Quand le
cerveau gît dans sa grotte
Où
chauve-sourient les pensées
Et que les désirs
pris en faute
Fourmillent,
noirs de déplaisir,
Quand les
chats vous hantent, vous hantent
Jusqu'à
devenir chats-huants,
Que nos plus
petits éléphants
Grandissent
pour notre épouvante,
0 bestiaire
malfaisant
Et qui
s'accroît chemin faisant,
Bestiaire fait
de bonnes bêtes
Qui nous
paraissaient familières
Et qui tout
d'un coup vous sécrètent
Un univers si
violent
Que, le temps
de le reconnaître,
Nous n'en
sommes déjà plus maîtres.
Il nous fige
et va galopant
Autour de nous
dans tous les sens
Ainsi qu'une
aveugle tempête
Qui ne se trouve qu’en courant.
Le milieu de la nuit
Je vois ma
plume au milieu de la nuit
Qui met un peu
de lumière autour d'elle.
Mais la vapeur
de la locomotive
Entre ces murs
de plus en plus rétive
Qui me le dira
d'où vient-elle ?
J'ai beau
penser far, chaudière, charbon,
Je ne vois pas
à quoi je leur suis bon,
Je ne sais
plus d'où me viennent ces mots
Ni l'alphabet
dont les lettres cessèrent
Si brusquement de
m'être familières.
Comme
quelqu'un qui a perdu son cœur
Je suis
ailleurs jusqu'en mes profondeurs
Et je me sens
tellement insolite
Que tout m'est
bon à me servir de gîte.
A la merci de contraires sans
foi
Je suis
partout où s'affirment leurs lois,
Et cependant
la bougie se consume
Et le train
file et je suis dans ma chambre
Les
montagnards de mon rêve s'égaillent
Et je me sauve
au fond des couvertures.
Quelqu’un
A pas subtils
quelqu'un vient s'établir chez moi,
II n'a pas de
visage ni corps ni mains ni doigts
Mais il a beau
être fluide il vient prendre possession
Et il plante là
sa tente comme s'il avait un corps.
II s'installe
sans aucun droit de propriété
Ne faisant même
pas attention à moi
II fait comme
chez lui et il me faut rester coi.
Le voilà qui
s'empare de ma gorge et d'un genou
Me regardant
dans les yeux pour savoir ce que j'en pense
Puis se détourne de moi. Tout est affaire de silence.
Vous vous y
ferez, les mots c'est encore de la révolte
Quand celle-ci
est dominée vous n'avez plus besoin de l'escorte
Du vocabulaire
rampant
Et cependant
Le ciel est là
qui cherche ses montagnes,
Et les monts
cherchent la vallée,
La vallée près
d'être en allée
Se ranime dans
la campagne
Et devient à
son tour montagne.
Le ciel
cherche d'autres vallées.
Les rivières
riaient…
Les rivières
riaient, de village en village,
Déplaçant
les reflets, mêlant les paysages
Au plus pur de
leurs eaux,
Puis les
emportaient tous, les jetaient pêle-mêle
Au milieu de
la mer
Et les toits
des maisons, les bouleaux naufragés
Et quelques
baldaquins
Qui n'étaient
que mirages
Rassasiaient
fort mal le ventre des requins.
Au soleil
Il ne s'agit
pas d'être le feu, mais de se faire un peu de feu
Quand on a
froid et que l'humide veut régner sur nous peu à peu,
II ne s'agit
pas d'aller toujours sur une grand-route prévue
Mais de
pouvoir flâner un peu comme fait même l'âne qui broute,
II ne s'agit pas d'être partout mais de
choisir un petit coin,
Appelez-le
arbre, maison ou femme ou bien morceau de pain,
Un jour je
t'expliquerai ce que sont le ciel, les étoiles
Et ce que tu
es toi-même, avec ton or innocent,
Je te ferai
quelques croquis sur le tableau noir de la nuit,
Mais si
tu veux y
voir clair, il
faut venir tous feux éteints.
Prose et proses (extraits)
Et si nous regardions la vie par les interstices de la
mort ?
Rythmes célestes
Sous la chétive
pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant
nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de
vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d'épées de Damoclès
si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l'ordre, la beauté, le calme — et
l'indifférence — d'un invulnérable chef-d'oeuvre. L'aérienne, l'élastique
architecture du ciel semble d'autant plus faite pour nous rassurer qu'elle
n'emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne
songent déjà qu'à leurs ruines. L'édifice céleste est construit pour un
temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n'est plus fait
pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l'avance et le
rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie.
Etoiles et planètes, gouvernées par l'attraction universelle, gardent leurs
distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux
anges musiciens mais je les vois jouer d'un archet muet sur un violon de silence. La plus
belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle
ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui
s'inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu'il
y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l'amour, la
descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l'aube filtrant
par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d'une page de Lucrèce,
de Dante ou de d'Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des
caractères d'imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation
des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour
du Soleil... Le silence, c'est l'accueil, l'acceptation, le rythme parfaitement
intégré.
Pour
rejoindre ces poètes :
Colette / Pierre Dhainaut / Roberto Juarroz / André
du Bouchet /
Eugène Guillevic