JULES SUPERVIELLE
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"Terre lourde qui se disputent les cadavres et les arcs-en-ciel,"
(Terre)
Commencements
Dans
l’œil de cette biche on voit
Un
étang noir, une cabane
D’un
autre monde diaphane
Où
boit un cerf parmi ses bois.
De
ce futur cheval n’existe
Encor
que le hennissement
Et
la crinière dans sa fuite
Que
se disputent quatre vents.
De
loin voici que m’arrive
Un
clair visage sans maître
Cherchant
un corps pour que vive
Sa
passion de connaître.
Nulle
lèvre ne le colore
Mais
avec un soin studieux,
Double,
une natte de cheveux
Tombe
sur un fragment d’épaule.
Virez
chevelures de femmes,
Virez
beaux gestes sans bras,
Audaces
qui cherchez une âme,
Violences
qui voulez un bras,
Regard
sans iris ni racines
Rôdant
dans l’espace argentin,
O
regards, serez-vous enfin
Retenus
par une rétine ?
Mouvement
Ce
cheval qui tourna la tête
Vit
ce que nul n’a jamais vu
Puis
il continua de paître
A
l’ombre des eucalyptus.
Ce
n’était ni homme ni arbre
Ce
n’était pas une jument
Ni même
un souvenir de vent
Qui
s’exerçait sur du feuillage.
C’était
ce qu’un autre cheval,
Vingt
mille siècles avant lui,
Ayant
soudain tourné la tête
Aperçut
à cette heure-ci.
Et
ce que nul ne reverra,
Homme,
cheval, poisson, insecte,
Jusqu’à
ce que le sol ne soit
Que
le reste d’une statue
Sans
bras, sans jambes et sans tête.
Un nuage va celant…
Un
nuage va celant entre les plis de sa robe
Un
paysage échappé de la terre et du soleil.
Quels
aulnes sur la rivière et la couleur de quelle
Tremblent
au creux du nuage qui se hâte dans le ciel ?
La
fleur prise en son contour comme dans son propre piège,
Le métal
sonnant s'il tombe, pour se sentir moins aveugle,
Comme
il croit les emporter
Dans
les abîmes du ciel
Le
nuage, sans volume, dont frissonne le dessin !
Et
les plus lourdes odeurs, ô nuage sans odeur,
Et
la chaleur sur la vigne, ô nuage sans chaleur !
Le
chagrin d’un homme obscur dans une paillote de jonc
II
voudrait, ce beau chagrin, l'espacer loin dans le ciel,
Le
cri d'un homme égorgé il voudrait le propager,
Faire
un silence étoilé avec le silence des prés.
Et
la truite qu'il a vue sauter d'argent sur le gave
Et
que nul ne verra plus, comment la ravirait-il ?
Et
la fraise forestière
Qu'on
ne voit que de tout près
Comment
peut-on la ravir lorsque l'on n'est qu'un nuage
Avec
les poches trouées ?
Mais
rien ne semble étonnant à ce peu de rien qui glisse,
Rien
ne lui est si pesant qu'il ne puisse l'embarquer
Ni
la place du marché, ni ses douze brasseries,
Toutes
les tables dehors et les visages qui rient,
Le
manège avec ses ors, les porcs de bois, leur peinture !
Haut
ciel
A Paul Morand
S’ouvre
le ciel touffu du milieu de la nuit
Qui
roule du silence
Défendant
aux étoiles de pousser un seul cri
Dans
le vertige de leur éternelle naissance.
De
soi-même prisonnières
Elles
brûlent une lumière
Qui
les attache, les délivre
Et
les rattache sans merci.
Elles
refoulent dans les siècles
L’impatience
originelle
Qu’on
reconnaît légèrement
A
quelque petit cillement.
Le
ciel de noires violettes
Répand
une odeur d’infini
Et
va chercher dans leur poussière
Les
soleils que la mort bannit.
Une
ombre longue approche et hume
Les
astres de son museau de brume.
On
devine l’ahan des galériens du ciel
Tapis
parmi les rames d’un navire sans âge
Qui
laisse en l’air un murmure de coquillage
Et
navigue sans but dans la nuit éternelle,
Dans
la nuit sans escales, sans rampes ni statues,
Sans
la douceur de l’avenir
Qui
nous frôle de ses plumes
Et
nous défend de mourir.
Le
navire s’éloigne derrière de hautes roches de ténèbres,
Les
étoiles restent seules contractées au fond de leur fièvre
Avec
leur aveu dans la gorge
Et
l’horreur de ne pouvoir
Imaginer
une rose
Dans
leur mémoire qui brûle.
Les germes
Ils se répandraient
de tous côtés et l'univers
Arrhenius
0 nuit frappée
de cécité,
0 toi qui vas
cherchant, même à travers le jour,
Les hommes de
tes vieilles mains trouées de miracles,
Voici les
germes espacés, le pollen vaporeux des mondes
Voici des germes au long cours qui ont mesuré tout le ciel
Et se posent
sur l'herbe
Sans plus de
bruit
Que le caprice
d'une Ombre qui lui traverse l'esprit.
Ils échappèrent
fluides au murmure enlisé des mondes
Jusqu'où s'élève la rumeur de nos plus lointaines pensées,
Celles d'un
homme songeant sous les étoiles écouteuses
Et suscitant
en plein ciel une ronce violente,
Un chevreau
tournant sur soi jusqu'à devenir une étoile.
Ils disent le
matelot que va disperser la tempête,
Remettant vite
son âme au dernier astre aperçu
Entre deux
vagues montantes,
Et, dans un
regard noyé par la mer et par la mort,
Faisant naître
à des millions horribles d'années-lumière
Les volets
verts de sa demeure timidement entrouverts
Comme si la
main d'une femme allait les pousser du dedans.
Et nul ne sait
que les germes viennent d'arriver près de nous
Tandis que la
nuit ravaude
Les déchirures
du jour.
Vivre
Pour avoir mis
le pied
Sur le coeur
de la nuit
Je suis un
homme pris
Dans les rets
étoilés.
J'ignore le
repos
Que
connaissent les hommes
Et même mon
sommeil
Est dévoré
de ciel.
Nudité de mes
jours,
On t'a crucifiée
;
Oiseaux de la
forêt
Dans l'air tiède,
glacés.
Ah ! vous
tombez des arbres.
Le
miroir
Le
mort vient de dérober
Un
long miroir à la vie,
Une
poignée de cerises
Où
titube du soleil.
Ses
yeux brillent dans leur bleu
Et
ses mains dans leur blancheur.
En
lui bat une âme heureuse
Et
rapide comme un coeur.
Il
regarde dans la glace
Rougir
mille cerisiers
Et
des oiseaux picorer
Que
nulle pierre ne chasse.
Il
se voit monter aux arbres,
S’étonne
que les oiseaux
Dans
ses mains se laissent prendre
Pour y mourir aussitôt.
Avec
ce souffle de douceur…
Avec ce
souffle de douceur
Que je garde
encor de la morte,
Puis-je
refaire les cheveux,
Le front que
ma mémoire emporte ?
Avec mes jours
et mes années,
Ce cœur vivant qui fut le sien,
Avec le
toucher de mes mains,
Circonvenir la
destinée ?
Comment
t'aider, morte évasive,
Dans une tâche
sans espoir,
T'offrir à
ton ancien regard
Et
reconstruire ton sourire,
Et rapprocher
un peu de toi
Cette houle
sur les platanes
Que ton beau néant
me réclame
Du fond
de sa plainte sans voix.
400
atmosphères
Quand
le groseiller qui pousse au fond des mers
Loin
de tous les yeux regarde mûrir ses groseilles
Et
les compare dans son coeur,
Quand
l’eucalyptus des abîmes
A
cinq mille mètres liquides médite un parfum sans espoir,
Des
laboureurs phosphorescents glissent vers les moissons aquatiques,
D’autres
cherchent le bonheur avec leur paumes mouillées
Et
la couleur de leurs enfants encore opaques
Qui
grandissent sans se découvrir
Entre
les algues et les perles.
L’amour
s’élance à travers les masses salines tombantes
Et
la joie est évasive comme la mélancolie.
L’on
pénètre comme à l’église sous les cascades de ténèbres
Qui
ne font ni écume ni bruit.
Parfois
on devine que passe un nuage venu du ciel libre
Et
le dirige, rênes en main, une grave enfant de la côte.
Alors
s’allument un à un les phares de la noirceur
Et tournent.
Vertige
Le granit et la verdure se disputent le paysage. Deux pins au fond du ravin s'imaginent l'avoir fixé.
Mais la pierre s'arrache du
sol dans un tonnerre géologique.
Joie rocheuse tu t'élances de toutes parts, escaladant jusqu'à la raison du voyageur.
Il craint pour l'équilibre de son intime paysage qui fait roche' de toutes parts.
Il ferme les yeux jusqu'au sang, son sang qui vient du fond des âges et
prend sa
source dans les pierres.
Calanques (Corse).
Le forçat
(extrait)
Je ne vois
plus le jour
Qu'au travers
de ma nuit,
C'est un petit
bruit sourd
Dans un autre
pays.
C'est un petit
bossu
Allant sur une
route,
On ne sait où
il va
Avec ses
jambes nues.
Ne l'interroge
pas,
II ignore ta
langue
Et puis il est
trop loin,
On n'entend plus ses pas. (...)
Soleil
Soleil, un
petit d'homme est là sur ton chemin
Et tu mets
sous ses yeux ce qu'il faut de lointains
Ne sauras-tu
jamais un peu de ce qu'il pense ?
Ah tu es
faible aussi, sans aucune défense,
Toi qui
n'as que la
nuit pour sillage, pour fin.
Et peut-être
que Dieu partage notre faim
Et que tous
ces vivants et ces morts sur la terre
Ne sont que
des morceaux de sa grande misère,
Dieu toujours
appelé. Dieu toujours appelant,
Comme le bruit
confus de notre propre sang.
Soleil, je
suis heureux de rester sans réponse,
Ta lumière
suffit qui brille sur ces ronces.
Je cherche
autour de moi ce que je puis t'offrir.
Si je pouvais
du moins te faire un jour chérir
Dans un matin
d'hiver ta présence tacite,
Ou ce ciel
dont tu es la seule marguerite,
Mais mon coeur
ne peut rien sous l'os, il est sans voix
Et toujours se
hâtant pour s’approcher de toi,
Et toujours à
deux doigts obscurs de ta lumière,
Elle qui ne pourrait non plus le satisfaire.
Saisir
(extraits)
Saisir, saisir
le soir, la pomme et la statue,
Saisir l'ombre
et le mur et le bout de la rue.
Saisir le
pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir
les mains. Combien d'oiseaux lâchés
Combien
d'oiseaux perdus qui deviennent la rue,
L'ombre, le
mur, le soir, la pomme et la statue.
Mains, vous
vous userez
A ce grave
jeu-là.
Il faudra vous
couper
Un jour, vous couper ras. (…)
*
Vous avanciez
vers lui, femme des grandes plaines,
Nœud sombre
du désir, distances au soleil.
Et vos lèvres
soudain furent prises de givre
Quand son
visage lent s'est approché de vous.
Vous parliez,
vous parliez, des mots blafards et nus
S'en venaient
jusqu'à lui, mille mots de statue.
Vous fîtes de
cet homme une maison de pierre,
Une lisse façade
aveugle nuit et jour.
Ne peut-il
dans ses murs creuser une fenêtre,
Une porte
laissant faire six pas dehors ?
*
Saisir
quand tout me quitte,
Et
avec quelles mains
Saisir
cette pensée,
Et
avec quelles mains
Saisir
enfin le jour
Par
la peau de son cou,
Le
tenir remuant
Comme
un lièvre vivant ?
Viens,
sommeil, aide-moi,
Tu
saisiras pour moi
Ce
que je n’ai pu prendre,
Sommeil
aux mains plus grandes. (…)
Livrez
vos mains aux miennes…
Livrez
vos mains aux miennes,
Ecoutez
la rumeur :
Nos
âmes attardées
Viennent
de leurs frontières.
Voici
qu’elles se touchent.
C’est
l’ombre et la lumière
Qui
se croient immobiles
Et tremblent de changer.
Dans
votre grand silence
Dans
votre grand silence
Vous
avez l’air de dire
Un
chant irréparable
Qui
part de la montagne
Et
gagne au loin la mer.
Une
à une les choses
Vont
douter de leurs gonds.
Un
cœur de l’an dernier ?
Un
cœur de l’an prochain
Habite
nos poitrines.
Déjà
tout se souvient :
Ce
nuage, le mont, le paquebot, sa route,
Et
ce grand ciel partout
Qui
nous lia les mains.
Le cœur et le
tourment (extraits)
II tremble de
savoir si c’est d'elle ou de vous,
Ce coeur qui
prend la fuite et ne veut pas répondre,
Ne
l'interrogez pas, négligez-le dans l'ombre,
Feignez de ne
pas voir ses confuses amours.
Affairé sous
des yeux dont change la couleur
II bat en étourdi
dans sa maison charnelle
Dont les
volets sont clos la nuit comme le jour,
Et croit que
ciel et mer sont étoiles jumelles.
Devant lui
pensez bas, il entend les désirs,
Les secrets se
former et l'amour se parfaire,
Mais prenez
garde, il ne sait rien de sa misère,
Ayant même
oublié ce qu'on nomme mourir.
*
Pour ce ciel
encor vif de couleurs et de flèches
Où passent
des oiseaux prisonniers d'un long jour,
Pour ces
doigts pénétrés par l'ombre des caresses
Et qu'un
frisson du soir vient chercher par-dessous,
Pour cet arbre
si proche et qui déjà ressemble
A de beaux
souvenirs remuant dans leurs
cendres,
Pour la Terre
profonde où nous sommes couchés,
Pour ce miroir
plaintif sous le ciel renversé. (…)
Plein ciel
Au milieu d'un
nuage,
Au-dessus de
la mer,
Un visage de
femme
Regarde l'étendue,
Et les
oiseau-poissons
Fréquentant
ces parages
Portent l'écume
aux nues.
(Je connais cette
femme
Où l'ai-je déjà
vue ?)
Les chiens
du ciel aboient
Dans un
lointain sans terres,
Ce sont bêtes
sans chair
Qui ne
connaissent pas
Cette dame étrangère,
Et donnent de
la voix
Avec leur âme
austère.
(Elle a deux
yeux si nom
Que je les
cherche en moi.)
Silence tout
à coup.
Visages dans les mains
Vont les sphères
célestes
Qui retiennent
leur souffle
Pour que ce
chant modeste
Se fraye comme il faut
Son chemin jusqu’en haut.
(Et voici qu’elle a pris
Sa tête entre ses mains.)
Sous
quelle fougère…
Sous
quelle fougère où dort un insecte
Votre
âme cherchait sa couleur première ?
C’était
par quelque temps d’éclipse,
Seul
au monde un frisson, un sourire triste.
De
temps à autre toute une biche
Entre
le feuillage s’en venait voir,
Puis
s’éloignait sous la surveillance d’un songe
Qui
la couvrait d’herbes, de ronces,
Et
toujours prête à revenir.
Dans
la forêt sans heures…
Dans
la forêt sans heures
On
abat un grand arbre.
Un
vide vertical
Tremble
en forme de fût
Près
du tronc étendu.
Cherchez,
cherchez, oiseaux,
La
place de vos nids
Dans
ce haut souvenir
Tant
qu’il murmure encore.
Pour
rejoindre ces poètes :
Colette / Pierre Dhainaut / Roberto Juarroz / André
du Bouchet /
Eugène Guillevic